Zone Critique revient aujourd’hui sur l’oeuvre et le parcours de Stephen Prina, artiste multi mediums encore trop méconnu en Europe, et aujourd’hui exposé au Kunst Halle à Sankt Gallen.

Stephen Prina est un artiste multi médiums (photographie, installation, dessin, vidéo, sculpture) qui se situe autant dans le post conceptualisme que le post minimalisme. Il est aussi compositeur et musicien capable d’interpréter aussi bien Beethoven, Schoenberg, que Sonic Youth ou Steely Dan. Il fut – entre autres – membre du groupe de rock expérimental « The Red Krayola » et parfois un pop singer solo : son album « Push Comes to Love » réalisé par Drag City (1999) est bien plus qu’anecdotique. Né en 1954 à Galesburg (Illinois) Stephan Prina projets après projets crée des œuvres majeures qui se fondent sur des sujets historiques et des travaux déjà existant d’art, d’architecture ou de musique. Par exemple en 2011 il a conçu une sculpture-installation à Vienne à partir de 28 éléments de maisons détruites à Los Angeles et créé par Rudolph Schindler (1887-1953) qui avait débuté son métier dans la capitale autrichienne. Influencé à l’origine par le Surréalisme l’artiste en plus de 35 ans d’activité a bénéficié de près de 70 expositions personnelles et dans des centaines d’expositions collectives. Professeur à Harvard il passe son temps entre Los Angeles et Cambridge, Massachusetts. A peine adolescent il a joué dans le groupe mexicain « Joe Padilla & Co. » au Taco Hideout Lounge à Galesburg. Les autres membres étant plus vieux que lui il fut engagé car il était capable de jouer “Black Magic Woman » de Carlos Santana. Il rencontra à l’époque John Cage et plus tard il rejoignit « Jeannie and the Aladdins ». A côté de ses talents de musicien Prina en cultivait d’autres. Il avait entamé depuis l’âge de 10 ans et sous l’injonction de sa mère un travail de peinture à l’huile. Très tôt un professeur (Joanne Goudie) lui permit de trouver ses propres techniques. Issu d’une famille d’immigrés italiens il caressait l’idée de devenir avant tout un architecte. De fait en dépit de ce souhait il décide d’étudier à la fois la peinture et la composition musicale. Touche à tout et proche de la culture « junkie » il traverse diverses tendances proche autant du rock et de la peinture contemporaine que de la musique savante et la peinture classique. Il étudie dans ce but les théories d’Adorno – entre autre ses recherches sur Wagner. Le concept de « Gesamtkunstwerk » et de l’œuvre comme objet d’art total cher à Adorno pour l’un et à Wagner pour l’autre lui permet de trouver une manière de synthétiser divers arts selon de multiples voies et de trouver une pratique esthétique des plus ouvertes.

A ce titre, et à coté de la musique, il crée très tôt une série toujours en cours “Exquisite Corpse: The Complete Paintings of Manet” (1988 – …) constituée à ce jour de 556 diptyques à partir de l’œuvre du peintre français. Prina y fait la jonction entre une technique classique et une sorte de provocation par rapport à l’histoire de l’art et des maîtres européens selon une vision héritée de l’art américain post-war (des abstracteurs au minimalistes dont Tony Smith). En 1996 il crée une série de 35 travaux incluant films et fragments de mots sous le titre long et improbable : “What’s wrong? Open the door! Open the door!… I was scared. What happened?…You can’t lie underwater like on a bed and then just wait… It’s impossible…Wait for what?…Idiot! Do you know the mess you can get me into?”. L’œuvre est créé en rapport étroit avec le film de Rober Bresson Sous le soleil de Satan. Le texte et les images se rapportent à la première tentative de suicide du héros. En 1999 “Push Comes To Love” lui fait suite à la fois en le complexifiant et l’épurant. Il est formé de 15 panneaux constitués de photographies et de texte ainsi que de 5 monochromes tandis que l’artiste se produit avec « The Red Krayola » et crée son album solo.

Arts plastiques et musique populaire

L’artiste traite avec autant de sérieux les arts plastiques que la musique populaire ou savante : pour lui du « Concerto for Nine Instruments » de Webern au « Purplle Haze » d’Hendrix il n’y a qu’un pas.

L’artiste traite avec autant de sérieux les arts plastiques que la musique populaire ou savante : pour lui du « Concerto for Nine Instruments » de Webern au « Purplle Haze » d’Hendrix il n’y a qu’un pas. Il ne peut donc séparer les différents arts qu’il réunit de manière lyrique dans son film « The Way He Always Wanted It II » (2008). Ce film est aussi un portrait de la Ford House et de son créateur : Goff (1904-1982). Ce dernier était d’abord enfant prodige, devint architecte, compositeur et peintre de premier plan. Franchissant le seuil de la « Ford House » Prina pris conscience de son incompréhension première de l’œuvre de Goff. Et son film répare cette bévue. D’autant que la musique en fragments de Goff inclut des éléments hybrides dans l’esprit de Conlon Nancarrow (1912-1997) musicien qui reste en Europe trop méconnu. Le film lui-même devient une œuvre aussi limpide que subtile dans ses agencements et fragments. Récemment au LACMA, Prina a installé dans le Pavillon japonais de Goff ses nouvelles sculptures et ce qu’il nomme ses « free-hanging » peintures faites sur les stores du commerce qui roulent en bas du plafond comme des rouleaux asiatiques. L’artiste utilise cette technique depuis plusieurs années.

Partir d’un produit manufacturé par essence « invisible » le passionne. Il l’utilisa pour la première fois en 2006 pour une installation intitulé « The Second Sentence of Everything I Read Is You ». Ce support est donc devenu la surface idéale à une peinture du temps qui joue de la transparence comme de l’opacité et par laquelle peut se retrouver l’influence première de Manet. D’autant que le pavillon japonais du Lacma rappelle avec ses rochers et sa végétation la nature chère au Français. L’exposition se parachève par la présence de la musique : un sextet a été créé par l’artiste à partir des archives de Goff. Les musiciens sont disséminés dans le jardin afin de produire un effet spatial et – dit l’artiste – « antiphonal». Stefen Prina ne cesse d’être copié : parangon postmoderne de l’ “art total” rêvé par Wagner l’artiste reste un dramaturge capable autant de recycler que de composer selon un perpétuel challenge. Il y cultive des allégeances mais tout autant une autonomie créatrice. L’œuvre se veut comme l’écrit Prina lui-même une « traduction » de diverses influences et de divers langages que l’artiste ne cesse d’explorer et qu’il signa de manière ironique dans une œuvre de 1992 : « I Am But a Bad Translation ». Le titre repose sur le fait que ces ancêtres anglais émigrèrent d’abord en Italie avant qu’eux-mêmes ne partent aux USA. Le premier nom de la famille était Frost, il fut traduit par Prina au lieu de Brina qui aurait eu (selon lui) plus de justesse. Preuve que toute traduction est incomplète mais à l’inverse propose à la fois dérive et surplus de sens. Tout l’esprit de l’œuvre est là.

A partir de sources externes surgissent des références personnelles originales dans laquelle les accidents de la vie de l’artiste prennent sens, par exemple la sorte de « baby-blue » qui a saisi le créateur après la mort de son frère. Il le mit en musique pour à la fois célébrer ce frère et créer une nécessaire distance avec ce deuil. Et ce même si l’artiste dit ne pas forcément maîtriser la matière intime qu’il utilise mais qui se transforme en allégories. De partout – jusque dans les peintures de Jacques-Louis David – l’artiste fait son miel. Et son intérêt pour la traduction touche non seulement les arts mais le corps et son genre. Sortant d’une culture hétéro normative le créateur a su aller là où images, les corps et les sons se déconstruisent pour se reconstruire autrement : « je gratte, attrape et la transforme » écrit l’artiste. Il suit les injonctions de Roland Barthes dans sa volonté de se défaire pour se recomposer. Mais contrairement au sémiologue l’artiste américain le propose de manière plus franche. Creuser pour lui c’est aussi créer des points de contact entre des choses et des arts hétérogènes afin que de « l’autre » surgisse.

  • Stephan Prina, Kunst Halle Sankt Gallen, Galerie Mezzainin, St.Gallen, 2015.