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Philosophie, économie, sociologie, Frédéric Lordon ne se réclame d’aucune de ces disciplines, telles qu’elles sont enseignées à l’Université, aujourd’hui en France. Chercheur au CNRS, l’ancien économiste a développé une pensée originale, en rupture avec les paradigmes dominants des sciences économiques.

La pensée  de Frédéric Lordon qualifiée d’ « hétérodoxe » s’est précisée dans ses trois ouvrages majeurs : Capitalisme, désir et servitude : Marx et Spinoza (2010), La société des affects : Pour un structuralisme des passions (2013), et, tout récemment paru, Imperium : Structures et affects des corps politiques (2015). Comme l’indiquent ces titres et sous-titres, s’il fallait dégager un concept central à son œuvre, ce serait lui d’ « affect ». Emprunté à Spinoza, et revisité, il traverse en fil rouge l’ensemble de son travail. La question qui s’impose alors est la suivante : Qu’est-ce que la société me fait ? En d’autres termes : comment la structure à laquelle j’appartiens définit-elle mes comportements individuels ? Ces questions ne se contentent pas de s’énoncer et de se déployer abstraitement, elles se posent dans un contexte de domination, et recourent à la déconstruction des institutions du capitalisme néo-libéral. En effet, l’objectif théorique de Lordon, loin de se cantonner à celui d’une élaboration conceptuelle patiente et rigoureuse, vise en premier lieu les conditions de possibilité d’une émancipation des désirs individuels.

Penser la convergence entre philosophie et sciences sociales

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Les ouvrages de F. Lordon nous offrent l’occasion de réfléchir à l’ouverture des sciences sociales à la philosophie, et réciproquement. Parti des sciences sociales – docteur en économie, à l’E.H.E.S.S (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales) – F. Lordon s’attache avant tout à désigner les intérêts d’une assimilation par les sciences sociales d’outils méthodologiques et d’objets philosophiques. Dans son article « Philosophie et sciences sociales : vers une nouvelle alliance ? » (in La société des affects), le contexte actuel des interactions entre les deux ensembles disciplinaires est tracé. Il est fait mention d’une convergence symétrique, à savoir d’une production assez équilibrée, et de plus en plus abondante, de travaux hybrides.

Comment la structure à laquelle j’appartiens définit-elle mes comportements individuels ?

Derrière cette affirmation, se trouve l’observation du phénomène suivant : alors que les publications philosophiques prennent de plus en plus soin – grosso modo depuis la fin de la décennie 1990’s – de contextualiser leurs développements conceptuels en les croisant avec des problématiques socio-économiques contemporaines, les publications en sciences sociales tendent à vouloir construire leurs analyses autour de concepts issus de la philosophie. Ces concepts, on peut les dire : l’autonomie (M. Jouan et S. Laugier), l’étranger (G. le Blanc), le conflit et la confiance (R. Damien et C. Lazzeri), le don (F. Athané), la précarité (G. le Blanc)…

La convergence ne va pas sans générer des mouvements réactifs d’un « côté » comme de l’autre. En effet, si l’on considère l’histoire des rapports entre sciences sociales et philosophie, d’après ce qu’en dit F. Lordon dans La société des affects, on comprend que certains chercheurs ne souhaitent pas pousser leur travail dans la direction d’une hybridation. Cette histoire est conflictuelle ; depuis l’émergence des sciences sociales – impulsée par le questionnement épistémologique de Kant – elle met aux prises la philosophie et les sciences sociales qui, le rappelle F. Lordon, se sont développées dans un mouvement de dissidence vis-à-vis du corpus métaphysique qui dominait alors la philosophie. Si les sciences sociales ont gagné une certaine légitimité épistémique en accentuant ce processus d’autonomisation, à savoir en développant des méthodes empiriques, des objets spécifiques, et des procédés d’entre-réfutation, la philosophie a répliqué, réaffirmé son primat de justesse théorique, en s’attachant à déconstruire les assertions des sciences sociales pour faire voir leurs sous-sols mentaux (critique de la doctrine empiriste des sciences sociales opérée par M. Foucault et J. Derrida). Enfin, dernière étape de cette histoire, ou plutôt dernier round, la contre-offensive de P. Bourdieu : dégager les rapports sociaux de domination à l’œuvre dans le champ philosophique – à l’Université notamment – et dans les liens entre la philosophie et les autres disciplines.

Ce qu’il reste alors à définir ce sont les conditions de possibilité d’une hybridation telle que F. Lordon en a constaté la progression. Les sciences sociales utilisent certes une langue différente du langage commun, et cette spécificité linguistique s’explique en montrant que la construction d’objets spécifiques aux sciences sociales, nécessite une spécialisation du langage (Bourdieu, Passeron in Le métier du sociologue). Toutefois, la spécificité de la langue des sciences sociales n’est pas a priori celle de la langue philosophique. Si, comme le fait F. Lordon, l’on met de côté le formalisme d’une « certaine » science économique – à savoir le cantonnement à un style mathématique rétif à une élaboration problématisée des objets –, les sciences sociales laissent entendre un appel à la philosophie, dans leur désir de conceptualisation. Ce qui ne veut pas dire que sans le recours à la philosophie les sciences sociales seraient incapables de conceptualiser, mais plutôt que pour s’offrir les ressources sémantiques les plus pertinentes et les plus efficaces, les sciences sociales ont tout intérêt à lire et à reprendre à leur compte des concepts philosophiques. Aussi, plume à l’appui, F. Lordon explore cette méthodologie transversale. Les concepts qu’il reprend sont ceux de l’anthropologie spinoziste. Affect, conatus, et multitude, sont alors incorporés au sein de sa socio-philosophie pour déployer une pensée des corps sociaux.

Le dynamisme des sociétés

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De sa lecture de Spinoza, F. Lordon parvient à dégager un schéma ontologique utile à l’explication de l’organisation et du fonctionnement des sociétés. Pour l’introduire, il serait intéressant de reprendre la distinction parlante que l’on trouve dans La société des affects (troisième partie, « Institutions »), où il est dit que les affections chez Spinoza c’est « ce qui m’arrive », et les affects « ce que ça me fait ». Les individus sont affectés au cours de rencontres avec des corps extérieurs – humains ou non-humains- et ces mêmes affections produisent des effets dans le corps même de l’individu affecté. De quel ordre sont ces effets ? A la fois psychique (ou mental) et physiologique (ou corporel), mental car corporel. En effet, F. Lordon nous permet de comprendre (in « Le structuralisme des passions », idem) qu’un affect psychique est causé par un affect corporel ; il ne faut pourtant pas envisager le lien entre affects psychiques et corporels sous la forme d’une précédence temporelle, mais sous celle d’une concaténation concomitante. Sur ce point – crucial de l’anthropologie spinoziste – F. Lordon reprend les thèses des commentateurs qui, pour expliquer le rapport corps/ esprit, évacuent le modèle du parallélisme pour privilégier celui de l’unité (Chantal Jacquet). Ainsi, les affects « émotionnels » de joie, de sympathie, de tristesse, de haine…, de même que les productions spirituelles, les idées qui forment un imaginaire, sont autant d’effets (ce que ça me fait) de rencontres entre corps (ce qui m’arrive).

La concaténation, ou « enchaînement nécessaire […], rapport de cause à effet » (C.N.R.T.L), est donc chez Spinoza au fondement de l’explication des comportements individuels. En effet, cette compréhension dynamique des individus ne se limite pas aux émotions mais englobe aussi leurs actions. A ce niveau-là de la reprise du schéma anthropologique de Spinoza, F. Lordon introduit le concept spinozien de conatus. Les affects « émotionnels » s’appliquent aux conatus individuels, c’est-à-dire à la force motrice qui animent les individus. F. Lordon insiste (in Capitalisme, désir, et servitude, Société des affects) sur le fait que les affects informent le conatus, l’essence des individus selon Spinoza (Ethique). L’effet ultime de cette information c’est la production de désirs particuliers, à leur tour moteurs d’actions particulières.

Lordon utilise le schéma spinoziste des affects pour expliquer les interactions entre les individus et leur(s) société(s)

Que tirer du schéma spinoziste des affects pour expliquer les interactions entre les individus et leur(s) société(s) ? Cette idée – longuement développée par Lordon (in « Pour un structuralisme des passions », La société des affects, et « Le social comme excédence et élévation, Imperium) – qu’au travers des rencontres, les individus ne s’affectent pas individuellement les uns les autres, mais que lorsque je rencontre tel ou tel(s) individu(s) c’est le corps social tout entier qui m’affecte, corps dans lequel mon action s’insère, corps déterminant, corps structurant. Les rapports sociaux ne sont donc jamais interindividuels, ce sont des rapports structuraux : la structure sociale s’exprime à travers les désirs des individus, ces mêmes désirs individuels précisent, particularisent leur structure d’inclusion. La détermination des comportements individuels par les structures s’opère à plusieurs niveaux : globalement (le salariat, institution capitaliste) et localement (relations d’un employé à son employeur). En fin de compte, la structure globale, le capitalisme néo-libéral pour notre société actuelle, se retrouve à l’arrière-plan de tous les rapports locaux.

Le recours à l’histoire, inspiré de K. Marx, offre à F. Lordon un solide argument pour étayer sa conception dynamique des sociétés. Même s’ils doivent se concevoir d’après le modèle des rapports structuraux, les corps sociaux ne sont pas fixes. La reprise de la perspective marxiste pour lire l’histoire des institutions du capitalisme permet de le comprendre. Tout comme il nous paraît évident que le capitalisme n’a pas existé de toute éternité, commence à une période déterminée de l’histoire occidentale (prémices dans la Hollande du XVIIème, enracinement continental à la fin du XVIIIème), le paradigme historique du capitalisme a évolué depuis son commencement. Différents types, au nombre de trois (Société des affects), présentent les différents avatars du capitalisme. Premier avatar : le « capitalisme primitif », il est entraîné par le développement de la spécialisation au travail, de l’usage de la monnaie comme moyen d’échange, et par l’accaparement des moyens de production au profit d’une petite minorité de propriétaires. Ses effets : le « capitalisme primitif » affecte les individus du désir de travailler pour assurer leur survie. La monnaie est devenue nécessaire à l’acquisition des biens de première nécessité, et leur vente est organisée par les propriétaires du capital. Deuxième avatar : le « capitalisme fordien », étape où les profits du capital sont devenus très conséquents, et où les salaires des employés leur permettent d’acheter des produits manufacturés. Ses effets : le « capitalisme fordien » affecte les individus du désir d’accumuler les biens matériels. Troisième avatar : le « capitalisme néolibéral », il résulte de la dérégulation des marchés et des investissements opérée à la fin du XXème siècle (Capitalisme, désir et servitude). Ses effets : le « capitalisme néolibéral » affecte les individus du désir de s’accomplir à travers le travail en entreprise. Quid du workaholism se demande F. Lordon (Société des affects), cette attitude qui désigne une forte dépendance au travail, au point de mener à l’épuisement professionnel ? La dépendance au travail telle qu’elle entraine un affaiblissement de la puissance des individus n’est autre qu’une des formes de la « servitude volontaire » en régime néolibéral (Société des affects).

Esquisser l’alternative aux institutions du capitalisme

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Comme l’indique l’analyse que F. Lordon fait des effets du néolibéralisme sur les individus, les institutions sociales ne se valent pas. Même s’il évacue toute forme d’évaluation axiologique (forme de jugement moral prenant les notions de bien et de mal pour critère de sa formulation), F. Lordon maintient la possibilité d’une appréciation des paradigmes historiques et de leurs types particuliers. Le seul critère qu’il juge pertinent d’utiliser c’est celui de la puissance – critère que Spinoza élabore dans son Traité politique pour évaluer les régimes politiques. Ici le qu’est-ce que me fait la structure sociale au sein de laquelle j’opère, est une question qui sous-tend une évaluation à long terme. Certes, à court terme le régime socio-économique du néolibéralisme peut produire chez un certain nombre d’individus – en réalité une large majorité – des affects joyeux, et donc une augmentation de leur puissance. Mais le consentement au néolibéralisme produit sur le long terme un affaiblissement de la puissance du corps social dans sa globalité, et des individus en particulier, notamment ceux qui subissent la domination – là encore, une large majorité. F. Lordon montre que la domination sociale consiste en une « captation de la puissance » des individus par des institutions dont la tutelle est exercée par un petit nombre d’individus qui concentrent les privilèges matériels et symboliques de la domination (chefs d’entreprise, gouvernements…). La captation correspond à un renoncement – consenti par les individus – à l’expression de leur propre puissance. C’est en cela que F. Lordon étend sa compréhension de la domination sociale, inspirée de P. Bourdieu (« La double vérité du travail »), au concept d’aliénation : ce qui m’aliène c’est ce qui dérobe ma propre puissance au profit d’un autre, et cet autre est toujours un corps social.

Le consentement au néolibéralisme produit sur le long terme un affaiblissement de la puissance du corps social

Ainsi, vient l’explication du syntagme puissance de la multitude. Cette formulation spinoziste est largement développée dans le dernier ouvrage de F. Lordon, Imperium. La multitude désigne le collectif, ou encore le social comme puissance. La puissance en tant qu’elle s’applique à la multitude définit la capacité que le collectif a de pouvoir affecter, d’affecter quoi ? De s’affecter soi-même. L’imperium c’est donc la puissance d’autoaffection rattachée à la multitude. Pour creuser cette idée il convient de retracer le schéma suivant : les individus imitent les comportements de leurs semblables, et développent ainsi des affects semblables, les affects semblables se composent entre eux et produisent un affect commun – le consentement, en ce qui concerne notre attitude majoritaire face au néolibéralisme –, et cet affect commun se renforce en venant affecter chacun des membres de la multitude. Autre schéma donc, schéma anthropologique de la constitution et du maintien des groupes sociaux. A mesure que les groupes se forment, les affects se mutualisent ; à mesure que les affects se mutualisent, les groupes s’unifient et diminuent en nombre. Il serait toutefois erroné de penser que ce processus d’unification doit inévitablement conduire à l’unification complète du genre humain. En ce sens, c’est d’abord la mondialisation qui se voit limitée dans son extension. Car la fragmentation est le pendant nécessaire à l’unification des corps sociaux. En effet, « convenance » et « disconvenance », en termes plus simples « alliance » et « opposition », sont les mouvements fondamentaux qui animent les rapports sociaux.

Deuxième prétention que vient limiter la mise en valeur de la fragmentation sociale et de sa nécessité : celle de l’universalité, idéal communiste. « Prolétaires de tous pays, unissez-vous ! » (conclusion du Manifeste du Parti Communiste) : eh non cher Marx, l’union universelle des « prolétaires », au même titre que l’abolition de l’Etat, et la disparition de toute forme de hiérarchie sociale, ne sont pas des idéaux réalisables ! F. Lordon ne va pas pour autant jusqu’à les invalider. Imperium permet de voir en eux – au même titre que la paix universelle et durable dans le Projet de paix perpétuelle de Kant – les trois versants d’une « idée régulatrice », une idée qu’il convient de projeter au-devant de soi comme un horizon de pensée et d’action, en acceptant le nécessaire décalage entre le contenu de cette idée et la réalité sociale. Est-ce là une dénégation de toute possibilité de renversement du capitalisme et de ses institutions néolibérales ? Non, répond F. Lordon.

Non car si l’on reprend les éléments de sa conception dynamique des sociétés, on voit bien que, face à un affect commun – le consentement-, un affect minoritaire – l’indignation- peut se développer en se composant avec les constitutions affectives d’un nombre croissant d’individus. F. Lordon donne un exemple concret de cette possibilité de sédition en citant l’appropriation de l’usine Lip, en 1973, par ses ouvriers. Les ouvrages de F. Lordon, et notamment ses deux derniers – La société des affects, Imperium – ne proposent aucune solution concrète pour mettre au point une alternative aux institutions du capitalisme. Si Capitalisme, désir et servitude s’achevait sur une série de mesures à mettre en place dans le champ de l’entreprise pour limiter, voire même empêcher l’aliénation du désir de l’employé à celui du patron, ses ouvrages plus récents se concentrent sur un objectif – jugé par certains moins stratégique, mais certainement plus efficace à longue échéance – à savoir l’objectif de déconstruction théorique de l’imaginaire néolibéral. Ainsi, la mise en évidence de nos sous-sols mentaux, la désignation de toutes les illusions métaphysiques sur lesquelles nos croyances néolibérales se fondent, résument à elles seules la première des tâches que se doit d’entreprendre l’intellectuel ou – plus exactement, et pour mieux définir le travail de F. Lordon : le penseur des conditions de possibilité de l’alternative sociale. Dès lors, les trois piliers de l’imaginaire néolibéral, les dogmes de la pensée libre et autonome, de l’autonomie de l’action, et du mérite individuel, sont sérieusement mis en question, et le lecteur à qui cet acte de déconstruction parlera, pourra venir composer avec Lordon, et d’autres ! un affect commun de rire et d’indignation.

Bibliographie indicative :

  • Capitalisme, désir et servitude : Marx et Spinoza, La Fabrique, 2010.
  • La société des affects : Pour un structuralisme des passions, Seuil 2013.
  • Imperium : Structures et affects des corps politiques, La Fabrique, 2015.