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Aux ateliers Berthier, Joël Pommerat revisite le célèbre conte pour enfants de Collodi, Pinocchio. En parallèle avec Le Petit Chaperon Rouge et Cendrillon, le metteur en scène poursuit son exploration du répertoire merveilleux en nous proposant une version dynamique et moderne de l’histoire du pantin menteur.

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Tout le monde connaît l’histoire du pantin qui ne voulait pas aller à l’école, né d’un bout de bois taillé par le charpentier Geppetto. Pinocchio, avec ses vices de petit garçon – paresse, mensonge, caprice – tient depuis longtemps dans le domaine des contes la place de contre-modèle ; c’est lorsqu’il dévie du droit chemin, c’est-à-dire celui de l’école et de la bonne conduite, que les malheurs lui tombent (littéralement) sur le nez : ce dernier s’allonge lorsqu’il ment, il manque de se faire tuer par des brigands pour s’être vanté de sa richesse, et se fait même transformer en âne dans un cirque puis avaler par une baleine. Le prix de sa transformation finale en petit garçon ne lui sera accordé qu’après avoir traversé toutes ces épreuves initiatiques ; pour Collodi il s’agit avant tout de faire œuvre de moralité dans les chaumières…

Un pantin d’aujourd’hui

Mais chez Pommerat, si les éléments principaux de l’histoire sont présents, le ton en est bien différent. La réécriture du conte emprunte un style beaucoup plus familier, oral, dynamique, et le dramaturge ne se prive pas d’intégrer un certain nombre d’éléments modernes, tant dans le registre que dans les épisodes mêmes de l’histoire. Ainsi, le Renard et le Chat, bandits de grand chemin qui convoitent l’or de Pinocchio, sont transformés ici en tenanciers douteux de boîte de nuit, vestes en cuir et lunettes noires… tandis que pour rejoindre le pays merveilleux des enfants, qui s’avère tout bonnement un parc d’attractions, Pinocchio et son ami grimpent à l’arrière d’un camion comme des passagers clandestins. Mais l’essentiel n’est pas là, car tout bon structuraliste reconnaîtra ici la propriété formidable des contes de s’adapter à toutes les époques et toutes les situations : si Pommerat le fait apparaître clairement par une réécriture explicite, le procédé n’est pas neuf. L’intelligence du dramaturge ressort plutôt dans le choix assez subtil de ne pas tomber dans une adaptation moderne totale, puisque les éléments typiques du conte ne sont pas entièrement sacrifiés, et c’est peut-être dans ce rappel sous forme de trace ou de parodie que se situe la finesse de ce travail.

L’intelligence du dramaturge ressort plutôt dans le choix assez subtil de ne pas tomber dans une adaptation moderne totale, puisque les éléments typiques du conte ne sont pas entièrement sacrifiés

Ainsi, le bonimenteur/conteur au torse et au visage couvert de peinture blanche nous accueille sous sa poursuite bien ronde, tel un Monsieur Loyal traditionnel ; mais il s’exprime dans un micro, d’une voix volontiers distante et remplie de fatalité cynique sur le destin de Pinocchio. J’ai eu l’impression d’entendre un vieil oncle ironique me raconter cette histoire bien connue, l’un de ceux « à qui on ne la fait pas »… L’ambiance de cirque dans lequel baignera Pinocchio par la suite est rappelée en fond de scène par une discrète mais efficace composition sonore quasi permanente signée par Antonin Leymarie. Dans celle-ci, des traces encore une fois : traces d’accordéon, d’orgue de barbarie, d’une musique populaire et festive qui dans ce monde étrange où nous fait pénétrer Pommerat résonne étrangement, comme un écho lointain des premières formes de ce conte que l’on contemplerait avec notre distance moderne. Même chose pour les assassins rencontrés dans les bois, qui ne sont en réalité que les brigands déguisés ; ici, ils sont déguisés au premier sens du terme, c’est-à-dire couverts de pied en cap d’une cagoule blanche façon Ku-Klux-Klan, et demeurent malgré leurs desseins agressifs d’une politesse exagérée. Ceci nous renvoie à une image peut-être plus effrayante encore de la violence, habillée de blanc, lisse et aimable, débitant des horreurs avec une indifférence froide. En actualisant ces figures « d’opposants » typiques des contes à l’aide de références visuelles modernes, Pommerat ouvre une piste de lecture du texte sans pour autant nous l’imposer, tant le texte conserve sa distance ironique.

La boîte à rêves

Malgré cette actualisation quelque peu cynique, c’est dans l’atmosphère générale de la scénographie que nous retrouvons le plaisir enfantin du conte. Tous les moyens sont en effet mis en œuvre pour faire du Pinocchio de Pommerat un véritable « son et lumières » plutôt étourdissant. Dès les premières minutes du spectacle, la musique accompagne le discours saccadé du bonimenteur, et les plans se succèdent très rapidement tant dans les décors que dans les changements de lumières : des rideaux blancs et vaporeux sont tirés de part et d’autre du plateau pour révéler ombres portées, formes d’objets, masquer un changement de décor ou la transformation d’un personnage.

Le spectateur est à la fois un peu désorienté par la succession rapide de ces effets d’illusion, et émerveillé au premier degré par les lumières et les couleurs, la virtuosité des enchaînements d’univers.

Le spectateur est à la fois un peu désorienté par la succession rapide de ces effets d’illusion, et émerveillé au premier degré par les lumières et les couleurs, la virtuosité des enchaînements d’univers. Et il est vrai que certaines trouvailles sont efficaces : j’ai été moi aussi saisie comme une petite fille. L’exemple le plus frappant en est l’arrivée au pays des enfants, simplement matérialisé par un de ces fameux rideaux blancs derrière lequel scintillent les lumières tournoyantes d’un parc d’attractions, accompagnées des cris hystériques des petits passagers dans les wagons des montagnes russes – un bruit à la fois attirant et effrayant, tant leur surexcitation semble déplacée derrière ce rideau mystérieux, tout autant que l’inquiétante figure d’initiateur qui leur ouvre la porte du domaine… Si certains effets comme celui-ci – parmi d’autres – sont si réussis dans leur puissance évocatrice, il m’a semblé cependant que le spectacle se reposait sur eux de manière trop systématique. Dans son tourbillon de lumières qui défilent, Pommerat en perd parfois la direction de son propos ; la succession intempestive des noirs agace un peu, et met en danger le rythme global déjà précaire à cause de la structure narrative en petites scénettes interrompues par le bonimenteur-conteur. Si visuellement le spectacle fascine par sa beauté plastique, il aurait à mon sens gagné par un peu plus de simplicité dans la technique.

En bois, en toc, en chair et en os

Car c’est quand Pommerat montre l’artifice de la construction, le « faisons-comme-ci » du conte, qu’il est à mon avis le plus émouvant. Il n’y a ainsi que cinq acteurs sur scène malgré le grand nombre de personnages, et mis à part Pinocchio lui-même – Myriam Assouline, râleuse et attachante – tous échangent de rôle à plusieurs reprises. Le bonimenteur est à la fois maître d’école, brigand, directeur de cirque ; la fée bleue, diva à paillettes et sale gosse qui entraîne Pinocchio dans ses plans. La transformation est souvent faite à vue, notamment pour le bonimenteur qui n’a qu’à se retourner et ôter sa veste pour reprendre son rôle ; comme des enfants ils peuvent être tout à la fois, et devenir autre avec des bouts de ficelle. Autour du très vivant et trop sympathique pantin gravitent à la fois un monde d’adultes peu rassurant où tous les représentants de l’autorité portent une tête d’animal – peut-être un clin d’œil à la mise en scène de Bob Wilson des Fables de la Fontaine ? – mais aussi une assemblée d’enfants faite de mannequins en tissu, aussi bien dans le public « miroir » qui nous fait face au début du spectacle que dans ses congénères à l’école. Des deux côtés, là où le « vrai » devrait résider, l’on ne trouve que paille filandreuse et figures inquiétantes d’animaux figés, tandis que notre ami Pinocchio se débat avec un entrain qui semble démentir sa condition de « petit bout de bois ». C’est dans ce va-et-vient entre le vrai et le toc, et le jeu de la transformation des personnages que Pommerat touche vraiment au cœur de son sujet, car notre imaginaire est tout autant saisi de cette manière, et même davantage, que par la facilité d’un tourbillon coloré.

Par la bouche du bonimenteur, Pommerat nous le dit dès les premiers mots de la pièce : cette histoire ne dira que la vérité, rien que la vérité, toute la vérité – une vérité que le petit pantin traque derrière tous les rideaux, ceux des cabarets louches comme au seuil du pays des enfants. C’est bien ce qui ressort finalement de cette boîte à illusions aux résonances étrangement modernes : la si émouvante concrétude d’un bout de bois râleur, paresseux et influençable qui lutte pour devenir un « vrai » petit garçon au milieu d’un monde absurde et violent. Nul besoin pour cela de tant d’entourloupes visuelles.

Pinocchio, écrit et mis en scène par Joël Pommerat d’après Carlo Collodi, à l’Odéon – Ateliers Berthier jusqu’au 3 janvier.