cs01-tt-width-620-height-410-lazyload-1-bgcolor-000000-retina-1La Maison Européenne de la Photographie a ouvert ce mercredi 6 avril une exposition consacrée à la photographe de guerre Christine Spengler. Correspondante entre autres pour Paris Match, The New York Times et El Mundo, elle a couvert la guerre du Kosovo, l’entrée des Khmers rouges dans Phnom Penh, la révolte irlandaise, la vie quotidienne des femmes dans l’Iran islamiste… Femme, écrivain, artiste et photographe, Christine Spengler a une personnalité aux multiples facettes, une complexité que la MEP tente de traduire en présentant une exposition double, partagée entre lieux intimes et récits de l’Histoire.

Sprengler« Avec ces photomontages colorés, je pense avoir trouvé la façon d’abolir la barrière entre la vie et la mort ». Cette phrase, écrite sur un des murs de l’exposition, Christine Spengler la répète à ceux qui l’interrogent. Assise devant une petite table décorée de pétales de rose, elle signe des autographes et accepte les photos prises au téléphone par les spectateurs venus découvrir ou revoir son travail. On fait la queue devant elle et elle rit, sourit, raconte son histoire et celle qu’elle a aidée à transmettre. Une femme s’écarte de la file et dit à son amie : « Je voulais lui montrer une photo de ma mère ». C’est que la salle d’exposition de la MEP a pris comme la teinte d’un autre salon. On dit, on chuchote que oui vraiment, avec ces peintures, ces fleurs et ces coquillages, les portraits en noir et blanc des disparus ont repris vie. L’artiste explique posément que par ces couleurs, elle a pu emmener ses morts partout avec elle, et les garder vivants.

Résurrection par la sublimation

Jamais le terme de sortilège n’est écrit ou prononcé. Pourtant c’est bien ce à quoi on pense, ce qui est évoqué à travers cette idée vibrante d’une possibilité de résurrection par la sublimation, l’intention artistique. Plus qu’un principe théorique, il y a là un rapport profondément organique à la matière. Christine Spengler entoure de pétales, de coquillages, de grains de sable ou encore de poivrons les portraits en noir et blanc des morts, figures solaires personnelles comme Greta Garbo, Frida Kalho et Marguerite Duras, ou membres de l’histoire familiale comme sa mère, peintre aussi, et son frère Eric, dont le suicide semble être le point d’origine de cette détresse de conjurer la perte, de retrouver ce qui s’est enfui pour le garder, le sauver.

Comme si faire toucher les matières, papier inerte de la photo et chaleur diffuse d’un pétale de rose, pouvait créer un passage, une transmission du vivant à ce qui n’est plus

Comme si faire toucher les matières, papier inerte de la photo et chaleur diffuse d’un pétale de rose, pouvait créer un passage, une transmission du vivant à ce qui n’est plus. De même pour la couleur, ce rouge sang qu’on retrouve partout dans ses décors, ces doubles mises en scène du cadre fait autour de la photo pour être à son tour photographié et encadré à nouveau. Un rouge pétant, comme celui qui orne les lèvres et les ongles de l’artiste. On l’imagine bien ce visage, noir de suie, blanc de trouille, caché derrière la boîte du Nikon fétiche, celui du frère justement, en train de regarder des scènes qui resteront gravées dans bien des mémoires. La photographe semble s’appliquer le même artifice que pour ses photomontages, trait de rouge pour conjurer la possibilité d’une tristesse, l’approche du désespoir. Le maquillage des visages, morts ou vivants, de chair ou de papier, comme sortilège pour abolir la dernière frontière.

Voilà un des aspects du travail de Christine Spengler. Celui qui relève de l’intime, et du mélange de la photo avec les arts plastiques. La

Maria Callas photographie de guerre semblerait presque un exercice conventionnel en comparaison. Pourtant, là encore, les œuvres présentées étonnent, surprennent par leurs sujets et leur composition. Un enfant fixe l’objectif en penchant la tête, sourire aux lèvres et yeux mi-clos. Il tient dans ses mains un fusil, on dirait de bois, on n’est plus vraiment sûr, tant de légèreté et de malice dans cette photo titrée pourtant Irlande du Nord, 1972.

Celle que l’artiste dit être sa première photo, ce sont deux combattants Toubous qui avancent en se tenant par la main, dans le désert du Tchad. Est-ce commun de retenir d’un monde qui s’effondre la tendresse, sa tranquillité ? Certains disent de l’œil de Christine Spengler qu’il est féminin, voyant là un synonyme de douceur et de bienveillance. Toutes les photos de l’artiste ne sont pas si clémentes. Il y a la gamine assise près d’un cadavre, sur le carrelage d’un hôpital. Celle qui tient un drapeau orné d’une croix dans une rue vide que seuls traversent des chars. Elle les appelle les « fleurs de la guerre », ces enfants victimes des batailles, qui parfois sourient encore d’insouciance et parfois ont un regard si profond qu’il fait sombrer qui s’en approche. La photographe ne tombe jamais dans le voyeurisme, les visages tristes sont souvent montrés à distance et ceux joyeux en gros plans. La joie émane alors comme un négatif du malheur, poussé en hors champ. On devine la catastrophe, plus qu’on ne la voit. Une subtilité autrement plus forte qu’une image coup de poing, qui vous pète au visage et passe tout aussi vite. Ces photos-là vous imprègnent, et se développent petit à petit dans votre imaginaire, dans vos sensations.

Une nouvelle visiteuse se penche vers la photographe pour la prendre en photo avec son téléphone. Elle pose son menton dans ses paumes, coudes sur la table et demande : « pouvez-vous mettre le flash ? »

Que soit montré ce qui doit l’être, et rappelé ce qui ne peut être oublié.

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  • « L’opéra du monde », Christine Spengler, Maison Européenne de la Photographie, du 6 avril au 5 juin 2016

Charlotte Billard