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Dans son dernier roman Cœur tambour, l’écrivaine rwandaise Scholastique Mukasonga retrace le destin d’une chanteuse à la voix surhumaine, possédée par un esprit nommé Nyabinghi. À travers son carnet intime retrouvé par un journaliste, le lecteur reconstitue les instants de vie de la chanteuse depuis son enfance au Rwanda, plongé dans un mysticisme troublant.

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Kitami, chanteuse rwandaise internationalement connue pour son “Kitami’s Chant” décède dans des circonstances troubles. Les journalistes du monde entier affluent sur l’île de Montserrat, où le corps a été découvert écrasé sous le poids de son tambour, Ruguina, l’emblème de la chanteuse et de son groupe. On découvre alors un carnet qui recueille les écrits de l’artiste, et qui reprend les différentes étapes de sa vie. “Quand elle entre en scène, elle ne chante pas de sa voix“, avait l’habitude d’expliquer celle qui perdait souvent ses interlocuteurs en d’obscurs aphorismes. L’esprit de Nyabinghi, qui aurait appartenu à une ancienne reine du nom de Kitami, l’habiterait en effet, et c’est celui-ci qui s’exprimerait dans ces performances surhumaines.

Avec en toile de fond la colonisation par les occidentaux et la persécution des Tutsis (ethnie dont fait partie le personnage), par les Hutus, le récit, qui converge vers le crime final, explique de quelle manière Nyabinghi s’est emparée de Prisca, qui poursuivra par la suite une carrière internationale sous le nom de Kitami. Crainte et révérée dans son petit village, où Nyabinghi effraie autant qu’elle attire la curiosité, Prisca s’extraira peu à peu de son milieu pour connaître un succès mondial auprès d’un public fasciné par son chant.

Le tambour, symbole presque divinisé du chant de Prisca, est présent tout au long de l’œuvre, comme un cadeau qui l’attendrait puisque, étant la réincarnation de Kitami il lui revient de droit, et il prend une place de plus en plus importante : c’est sous l’imposant instrument que mourra la diva.

Un souffle envoûtant

Coeur tambour puise aux à la source des traditions du Rwanda et des Antilles pour dresser un tableau de l’univers rasta, pousser un cri d’amour et de souffrance à l’Afrique, et instiller une atmosphère d’irrationnalité tout au long du roman.

Crime rituel, assassinat, overdose, sacrifice humain, suicide, accident, règlement de comptes : le succès de Kitami et sa chute subite feront l’objet de diverses rumeurs, que Scholastique Mukasonga n’élucidera pas : « Les causes de la mort de Kitami ne sont toujours pas élucidées. L’enquête, nous assure-t-on, continue. L’énigme, digne d’un roman policier à l’ancienne, semble surtout attirer des détectives autoproclamés, et des romanciers en mal d’inspiration. » Laissant l’icône à ses fans, aux psychologues, psychiatres, journalistes, et autres musicologues, l’auteur a préféré porter son attention sur les débuts de ce destin qu’a choisi d’habiter Nyabinghi, et essaie de brouiller la frontière trouble entre réalité et irréalité, art et spirituel, Prisca et Kitami.

L’auteur a préféré porter son attention sur les débuts de ce destin qu’a choisi d’habiter Nyabinghi, et essaie de brouiller la frontière trouble entre réalité et irréalité, art et spirituel, Prisca et Kitami.

Celle que le monde entier, de Rio de Janeiro à New York, de Paris à Berlin, surnommait « l’Amazone noire » est morte. Derrière la star, il y a des années de vie traversées par un esprit surhumain et un tambour qui, de ses sonorités saccadées, permet les transes de Kitami. Aux origines de la musique rasta et des traditions africaines, le regard singulier de Scholastique Mukasonga sur le continent qui l’a vue naître, joue sur les ressorts du fantastique, grâce notamment à la présence des esprits, qui se saisissent des destins.

La plume de Mukasonga fait cohabiter dans ce roman des intuitions poétiques, le symbole fort du tambour, battant la cadence comme battrait un cœur, un mysticisme trouble, et un souffle envoûtant où se succèdent peu à peu des souvenirs glissants, immémoriaux : se détache alors en un délicat surgissement, l’âme africaine, vieillissante, ancestrale, magnifiquement captée par une écriture d’une immense douceur.

  • Coeur tambour, Scholastique Mukasonga, coll. Blanche, Gallimard, 176 pages, 16,50 euros, janvier 2016