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« Il faut cultiver notre jardin » disait Voltaire, par la voix de Candide. À une époque où les potagers sont devenus des supermarchés, il semble difficile d’appliquer cet adage à la vie quotidienne. Pourtant, l’optimisme si cher au défenseur des Lumières existe encore et on le trouve chez Park Slope Food Coop, la coopérative alimentaire du quartier éponyme de Brooklyn. La Coop – prononcez “co-op” – offre une alternative à rebours du modèle imposé. Les consommateurs ne sont pas des clients mais des membres qui, pour consommer sain et à faible coût, travaillent 3 heures par mois comme employés polyvalents. Un pari gagnant depuis plus de 40 ans, qui a inspiré à Tom Boothe son idée de documentaire et même la création d’un magasin parisien similaire.

© Lardux Films
2 novembre 2016

Premier long-métrage d’un œnologue dont le seul essai cinématographique était un court étudiant, Food Coop possède la fraîcheur d’une œuvre initiale et la rigueur d’un film qui tend à l’exhaustivité. Passionné par son sujet, le réalisateur entend se faire l’ambassadeur de cette coopérative créée en 1973. Aujourd’hui installé à Paris, ce New-Yorkais d’origine n’a découvert son existence que récemment. Pour sensibiliser le public à ses vertus et éveiller les consciences, il a choisi le cinéma du réel. Sélectionné dans le cadre du Festival du Film Ethnographique Jean Rouch (qui se tient au Musée de l’Homme de Paris jusqu’au 6 décembre 2016), Food Coop était projeté à la veille de l’élection américaine. Hasard du calendrier, ce documentaire incitant à bousculer les codes de consommation standardisés montre une Amérique qu’on a du mal à imaginer voter Trump. L’Amérique de Food Coop est un microcosme solidaire, multiculturel et délesté de ses réflexes capitalistes. « Qu’on soit bien clairs, il s’agit d’un film de propagande », lâche le producteur un brin taquin à l’issue de la projection, tourné dans « unendroit où on a un rapport aux autres, à l’argent et à la nourriture unique ».

Le brocoli, cette star de cinéma

La scène d’ouverture fait penser à l’approche immersive de Frederick Wiseman, qui filme à hauteur d’homme sans être intrusif. La comparaison s’arrête là car Food Coop ne possède pas le degré de maîtrise d’un Boxing Gym et ce n’est pas son propos. Si Tom Boothe n’est pas Wiseman, il pose, lui aussi, un regard humaniste sur son sujet. D’emblée, on est au cœur du magasin. Sa caméra passe entre les rayons pour nous conduire vers les stocks. Là, en coulisses, il demande à un couple de lui décrire la manière dont pourrait s’articuler un film sur la Coop. Coup de chance, tous deux sont réalisateurs et se prennent au jeu au point d’imaginer que le protagoniste soit… un brocoli. Le décor – bio – est posé. Évitant soigneusement de tomber dans le piège du huis clos, Tom Boothe multiplie les points de vue. On ne tarde pas à quitter les allées bordées de cagettes pour suivre les walkers (personnel accompagnant les membres chargés de paquets vers le métro), mais aussi pour le test du citron, sorte d’étude de la concurrence, qui vaut littéralement le détour.

© Lardux Films
© Lardux Films

Dis-moi comment tu consommes, je te dirai qui tu es

Mieux consommer ne se joue pas seulement dans l’assiette, mais aussi en amont. La chaîne d’une meilleure alimentation est faite de nombreux rouages et Tom Boothe met un point d’honneur à les décortiquer un par un. Chaque membre est un maillon à part entière, inscrit dans une démarche éthique. Le but est de repenser intelligemment la vie collective. Les supermarchés sont souvent assimilés à une petite société, comme le parodie le film d’animation Sausage Party dans un registre 100% décalé. Avec la Coop, un graphiste devient primeur, les cartes sont sans cesse rebattues. Cette année, la Palme d’Or loachienne rappelait « qu’un autre monde est possible et nécessaire ». Un mantra qui s’applique à Food Coop, si on remplace le mot « monde » par « consommation ». Mettre un brocoli dans son chariot s’apparente à un geste banal du quotidien. Ici, il se transforme en acte militant. Les 2 heures de trajet qu’effectue une membre d’un quartier plus aisé que Park Slope pour faire ses courses à la Coop en attestent. La seule chose qui se monnaie à la Coop, c’est le temps. La séquence de l’administrateur, mémoire vivante de la coopérative, est particulièrement révélatrice. À la question : « L’ancienneté donne-t-elle du pouvoir aux membres ? », le vieil amoureux des matricules de badges dit simplement : « Du pouvoir non, du prestige oui ». Toute l’essence de la Coop est concentrée dans cette réponse.

La chaîne d’une meilleure alimentation est faite de nombreux rouages et Tom Boothe met un point d’honneur à les décortiquer un par un.

Film de solutions

Pour son producteur, Food Coop ne se classe ni dans la catégorie des films d’enquête, ni dans celle des manifestes ; « parce qu’il ne dit pas “je” », précise-t-il. À nos yeux, il fait surtout figure de feel good movie, à la fois vecteur d’espoir et mobilisateur. Le septième art aussi aime la répartition en rayonnage. Jamais pamphlétaire, Food Coop propose des pistes de réflexion. On notera qu’il est coopératif jusque dans sa forme, puisque le processus de détermination du titre invite chacun à participer en donnant ses idées. Possible mais pas sans failles, le système de fonctionnement de la coopérative est retranscrit dans ses moindres détails. « Tout est dans les détails » est le leitmotiv qui revient dans la bouche de ses membres. De tous profils, âges et catégories sociales, ceux-ci ne se limitent pas à l’image bobo que l’imaginaire collectif peut se faire des adeptes du bio. Coupant court à tout procès d’intention lié à la gentrification, le documentariste n’hésite pas à quitter les murs de la Coop pour aller interroger une spécialiste de Brooklyn à ce sujet.

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L’affiche de la 35e édition du Festival International Jean Rouch montre une Terre, pelée comme une orange. S’il est question d’oranges et d’autres fruits et légumes dans le documentaire de Tom Boothe, c’est le monde actuel qu’il met à nu à travers l’angle de la Coop. Riche d’enseignements sociétaux, ce film vaut à son documentariste de s’imposer comme un lointain héritier de Jean Rouch. « Un film, ça se construit comme un vers latin, à partir du dernier mot de la phrase, avec du rythme », avait coutume de dire l’ethnologue. Avec une bonne dose d’allant et un respect sincère pour ses “acteurs”, Tom Boothe met en pratique ce précepte en nous donnant sérieusement envie d’aller prendre notre carte d’adhérent.

  • Food Coop (documentaire) de Tom Boothe, actuellement en salles (2 novembre 2016).