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© François Besch

L’écrivain et éditeur Guillaume Basquin nous propose aujourd’hui de découvrir les Inévitables bifurcations de Lambert Schlechter, publié en mai dernier aux éditions Les doigts dans la prose. 

« Au printemps, je vais quelques fois m’asseoir à la lisière d’un champ fleuri.

Lorsqu’une belle jeune fille m’apporte une coupe de vin, je ne pense guère à mon salut.

Si j’avais cette préoccupation, je vaudrais moins qu’un chien. »

Omar Khayyam

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Voici encore un auteur dont je prends connaissance grâce aux conseils pointus de Christophe Esnault, qui s’avère décidément un très grand lecteur. Quant aux éditions Les doigts dans la prose, elles deviennent à chaque nouvelle parution un peu plus chères à mes oreilles de lecteur. Jamais, je n’y ai été déçu…

Lambert Schlechter a donc écrit une vingtaine de livres, et je n’avais jamais vu/entendu son nom dans la grande presse. Mais peut-être ne lis-je pas les bonnes gazettes ? Allez savoir !

Pourtant, dès le premier abord, « on » (c’est-à-dire « je ») se dit qu’on a affaire là à l’une des toutes meilleures proses poétiques francophones de notre temps ; ou je ne m’y connais pas ?… L’impression, rare, très rare, de lire du Omar Khayyam pour notre temps. Mais un Omar Khayyam qui aurait eu connaissance de Vermeer et de Basho, et de toute la poésie japonaise et chinoise. Chaque bifurcation (ou « proserie ») de Schlechter ne tient pas dans un quatrain comme chez le génial poète et astronome persan, mais, chaque fois, avec une belle constance, dans un texte d’une coulée, d’une page et demie environ, sans point, final ou pas, et avec seulement des virgules pour toute marque de ponctuation. Pas de majuscules, sauf aux noms propres. 77 textes, et autant de tableaux miniatures, tels des « petits » Vermeer (on ne laisse pas de s’interroger, à chaque fois, et comme chez le maître de Delft, devant tant de perfection formelle). Schlechter doit aimer les chiffres diaboliques, car il m’a envoyé 13 « proseries » pour Les Cahiers de Tinbad

Journal extime

Inévitables bifurcations est présenté par l’auteur et l’éditeur comme un journal intime, celui de l’année 2013-2014. Comme tous les bons journaux, il est surtout extime, tant les épanchements intimes et éplorés des gens de lettres répugnent, en général… Ici, pas de plainte romantique ; mais un vorace acquiescement à la vie telle qu’elle est, comme dans le texte n°21 : « souvent dans la journée […] je dis yesss yesss » ; ou dans le n°57 : « tu existes donc je suis, j’aime la vie où nous sommes, la mort c’est pour un autre jour ». Et aussi, un savant montage d’idées érudites sur l’art, la littérature & la violence du monde tel qu’il va (pas d’idéalisation) et de pensées intimes, parfois obscènes, toujours pleines d’amour. Jacques Henric nous a appris, dans La Peinture et le Mal, la définition d’obscène : « Obscoenus : mauvais augure. Qui annonce le Mal. » Autrement dit, dans la pratique : « La femme montre à son amant ses obscoena… » Démonstration chez Schlechter : « je dessine des femmes, je veux dire des femmes nues, des femmes qui se mettent en posture de montrer leur sexe , ostentation pendant laquelle elles s’abstiennent de sourire, sinon ce serait frivolité, elles ne sont pas frivoles, leur monstration se fait avec sérieux » (p. 130). Ou bien : « mon addiction à la vue de la vulve, c’est la permanente compensation d’un manque qui a duré plus de dix ans, autrefois, de ma quinzième à ma vingt-cinquième année, au plus fort de la fringale… » (p. 159). Schlechter écrit, entre autres, pour nous raconter son « émerveillement » devant « l’assouvissement » de ce manque originel (je cite entre guillemets ses propres mots).

Il semblerait que ce recueil, « encyclopédie permanente & portative » que Schlechter construit par « bribes & lambeaux » forme une suite avec Le Murmure du monde, trilogie commencée en 2006 au Castor Astral, mais il nous faudra lire les autres tomes.

J’ai placé Omar Khayyam en exergue de ce texte ; tout cela est très « joli », fort « savant », mais le lecteur veut des preuves ! Qu’à cela ne tienne : voici un petit montage, tout simple :

« Préserver l’équilibre entre le sublime et le trivial », recopie Schlechter chez Piotr Kaminski, traducteur de la Szymborska. Ce programme-là, nul ne l’aura mieux tenu que le poète dans ce recueil-ci.

Champ (Omar Khayyam) :

« Déchirant le cordon de ma ceinture, enfin, / 
Je répands mes trésors d’amour sur le jardin ! »

Contre-champ (Schlechter) :

« je m’étends parmi les pâquerettes, m’offrant tout nu au soleil, le front, les orteils et la bonne bite, goûtant le carressement de la brise et le lèchement de la chaleur, ravi de la sensation que toutes mes molécules cohèrent dans une vivace solidarité » (p. 153).

« Préserver l’équilibre entre le sublime et le trivial », recopie Schlechter chez Piotr Kaminski, traducteur de la Szymborska. Ce programme-là, nul ne l’aura mieux tenu que le poète dans ce recueil-ci.

  • Inévitables bifurcations, de Lambert Schlechter, éd. Les doigts dans la prose, 168 p., 20 €, 2016