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Tant il est absorbé par sa passion jusqu’à ne plus faire attention au monde dans lequel il vit, tout écrivain qui se respecte a dû un jour se défendre des accusations de narcissisme que son entourage lui a portées pour stigmatiser sa réclusion. Est-ce pour autant le symptôme d’une incurable pathologie ? Lorsque les internautes se gargarisent de leur bonheur au miroir que leur tend Facebook dans l’espoir de recueillir des centaines, voire des milliers, de LIKE, a-t-on affaire à un narcissisme nocif ? Est-on fondé à croire que tout leader possède forcément une pente narcissique ? Les enfants de la génération « moi-je » (92) vont-ils pouvoir dompter leurs traits antisociaux afin de développer un comportement altruiste en société ? C’est en interrogeant ces situations, et bien d’autres encore, que l’éminent psychiatre Jean Cottraux s’emploie à cerner les divers degrés de narcissisme inhérents à chaque individu.

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Que tous les auteurs, Facebookeurs, leaders et enfants de la génération M se rassurent à la lecture de Tous narcissiques, le narcissisme fait partie intégrante de l’évolution psychoaffective de l’enfant. Pour reprendre les concepts freudiens, la « libido du moi » de l’enfant se constitue pendant la phase du « narcissisme primaire » et devient après quelques années une « libido d’objet ». Ce n’est qu’après avoir fait expérience de cette seconde phase que l’on parlera de « narcissisme secondaire », si narcissisme il y a. C’est sans doute parce que ces notions ne font pas l’unanimité chez les spécialistes que Jean Cottraux préfère retracer dans son chapitre liminaire les quatre stades du développement cognitif de l’enfant identifiés par Jean Piaget avant d’esquisser rapidement ces notions freudiennes. Très vite, un constat s’impose :

De perversion, le narcissisme est devenu une fonction psychologique normale dont l’évolution peut aboutir soit à des comportements pathologiques, soit à une relation avec les autres où les investissements narcissiques, dirigés vers soi, et les investissements « objectaux » , dirigés vers l’autre, sont équilibrés. Cependant l’homosexualité, dont le choix d’objet d’amour serait « narcissique » selon Freud, est restée considérée comme une perversion jusque dans les années 1990 par le courant psychanalytique“. (31)

Soyez tous rassurés en effet, car le narcissisme se présente comme un continuum allant du positif au négatif : « Le narcissisme positif s’investit dans les œuvres destinées aux autres. Le narcissisme pathologique se caractérise par une lutte pour le prestige qui ne tient pas compte des autres que dans la mesure où ils servent, encore et toujours, les intérêts de l’image d’un militant de l’autopromotion. » (43) A titre d’exemple, le narcissisme culturel banal est bénin puisqu’il « trouve son origine dans la société de consommation des années 1960 et le développement récent des technologies de communication de masse et des réseaux sociaux. » (68)

En lisant Tous narcissiques, on découvrira avec profit quels sont les trois types de personnalité narcissique et les concepts de triade ou tétrade noire au cœur de la toxicité du narcissisme pathologique

Du côté négatif, pour ne pas dire pathologique, « Le trouble de personnalité narcissique», au cœur du second chapitre, « se caractérise par un mode général de fantaisies et de comportements grandioses qui s’accompagnent du besoin d’être admiré et d’un manque d’empathie. » (49) En lisant Tous narcissiques, on découvrira avec profit quels sont les trois types de personnalité narcissique et les concepts de triade ou tétrade noire au cœur de la toxicité du narcissisme pathologique. On apprend dans les chapitres suivants que les traits malveillants de la triade ou tétrade noire se retrouvent chez les adeptes du harcèlement en tout genre (les suiveurs obsessionnels stalkers en anglais –, les farceurs déviants trolls en anglais –, les cyber persécuteurs cyberbullies en anglais – , etc.), chez le pervers narcissique (celui qui revient comme un leitmotif dans un bon nombre de procédures de divorce) et chez les autocrates comme Hitler : autant de prédateurs à la recherche de proies vulnérables.

Après une analyse du djihadisme et du terreau fertile propice à son expansion dans la société contemporaine, l’auteur dresse quelques portraits cliniques de célébrités en s’appesantissant sur le cas de Donald Trump qui, rappelons-le, avait déjà été diagnostiqué de « narcissisme malfaisant »1 par le psychiatre américain John Gartner.

Les chapitres anti-pénultième et pénultième permettent aux prédateurs et aux victimes de trouver des solutions concrètes à leur problème : pour l’essentiel, des psychothérapies et conseils de bon aloi. Au terme de cet ouvrage, l’auteur revient sur l’éducation parentale et les diverses idéologies qui ont fait le lit du narcissisme en valorisant de manière outrancière l’ego et l’estime de soi : les théories contestées de Françoise Dolto caution psychanalytique de l’enfant-roi et la psychologie positive qui a favorisé l’égocentrisme. Et le psychiatre de nous mettre en garde :

“Une génération où tout arrive sans efforts ne sait pas comment faire face à l’adversité, et ne sait pas non plus comment faire avec la tristesse et le découragement. L’éducation, au lieu d’encourager le narcissisme, doit donc encourager l’activité, aider à mieux percevoir le bien-être comme étant le résultat de l’effort et apprendre la résilience pour savoir rebondir devant les aléas de la vie. Il ne sert à rien de protéger les enfants des sentiments pénibles : il faut leur apprendre comment s’en dégager” (200)

A bon entendeur …

1Pour en savoir plus : https://www.sciencesetavenir.fr/sante/cerveau-et-psy/les-psychiatres-redoutent-la-folie-du-president-des-etats-unis-donald-trump_110273

  • Tous narcissiques, Jean Cottraux, Odile Jacob, 240 pages, 21,90 EUR, 2017.