À l’occasion de la sortie de son nouveau livre chez Gallimard, Flamboiement de la métaphore, j’ai rencontré l’auteur Jean Rouaud pour échanger autour de la poésie et de sa place aujourd’hui dans nos bibliothèques et dans nos vies.

Commerce Café, 14h30.

J’aperçois la silhouette de Jean Rouaud face au Café. Nous nous installons, et surtout, ne tardons pas à évoquer, sans même que les boissons ne soient encore servies, son dernier livre publié chez Gallimard, Flamboiement de la métaphore. C’est avec une grande sensibilité que l’auteur me dit avoir aimé écrire ce livre, et que le thème lui tient tout particulièrement à cœur.

Jean Rouaud est une figure de la littérature, qu’il retourne pour en explorer ses multiples facettes, mêlant roman, autobiographie, essais – et poésie.  Il a notamment reçu le Prix Goncourt en 1990 pour son premier roman Les Champs d’honneur.

Flamboiement de la métaphore est un livre atypique qui pourrait, dans un premier temps, être assimilé à un essai sur la marginalisation de la poésie dans une société prise dans la course effrénée du réalisme. Mais, le style de l’auteur défie la forme de l’essai en valsant avec la prose et la poésie, invitant ainsi le lecteur à (re)découvrir ce qu’est la poésie, et pourquoi elle est toujours essentielle aujourd’hui.

A la première lecture de Flamboiement de la métaphore, le texte « La mort de la poésie » de Kismat Rustamov, poète azerbaidjanais, me fait écho :

« La poésie est morte. Est-elle morte ? Si la poésie est morte, pourquoi on ne le sait pas ? Quand l’on-t-a enterrée ? Où est sa tombe ? ». Une voix à l’intérieur de moi me dit que, ces personnes qui répandent la nouvelle de la fausse mort sont les éditeurs qui prennent les lecteurs dans le piège de « best-seller », qui formulent le progrès de la littérature comme « de la poésie en prose », qui sacrifient l’essence du grand art sur l’autel de la popularité, qui confondent la simplicité et la superficialité. »

En effet, Jean Rouaud met en avant cette mort symbolique de la poésie, dont l’acte de décès a été formulé par Arthur Rimbaud lui-même :

« Une chose qui m’intéresse vraiment, et qui est pour moi est un sujet à la fois d’étude, d’étonnement et de renseignement, c’est comment les formes sont tributaires de leur époque. Au XVIème siècle, du temps de Ronsard ou d’Agrippa d’Aubigné, la poésie était quasiment de l’ordre de l’actualité, voire du reportage de guerre. Mais, leur première idée n’était pas d’en écrire un article, non. C’était d’en faire de la poésie. Cela veut dire qu’il y a eu tout un temps où on prêtait l’oreille à la poésie pour que l’actualité fasse sens, il fallait donc qu’elle ait cette forme singulière. »

Si la poésie ne se réapproprie pas le monde, alors effectivement elle est cuite

La poésie est liée au sacré, ce n’est pas une langue qui ressemble à celle du quotidien puisqu’elle se nourrit de métaphores, d’hyperboles, ce qui paraît incompatible avec la manière de s’exprimer dans notre vie de tous les jours. Elle communique avec les forces invisibles – ces dernières disparaissant progressivement du champ de la connaissance. Si la poésie n’est pas morte, son pouvoir est pourtant diminué au profit d’un autre langage : celui de la science, de la finance, de ce réalisme tant recherché. Ainsi évincée, la poésie est privée de sa force de médiation. Aujourd’hui, si on souhaite connaître l’actualité, on allume la télévision. Il ne nous viendrait pas à l’idée de lire un poème : « Si la poésie ne se réapproprie pas le monde, alors effectivement elle est cuite, mais c’est à elle de trouver le moyen de redire le monde de cette façon si particulière, qui n’est pas celle du journaliste, qui n’est pas celle du romancier. »

D’ailleurs, cela me permet de revenir à la figure de Rimbaud qui est l’exemple même de cette problématique de par son parcours surprenant. De jeune poète à commerçant, il abandonne son lien à la poésie, ou la poésie le « lâche », tout simplement, dans un monde où les « usines écrasent les mosquées » :

« Ce qui est intéressant avec Rimbaud, c’est qu’il évolue pleinement dans son temps. Il va fréquenter des figures importantes de la modernité technologique, il va être témoin du premier percement des tunnels à Londres pour le premier métro. Il venait d’un monde où tout ce mouvement n’existait pas vingt ou trente ans auparavant. Il a vu comment les paysages ont été bouleversés par la modernité, et comment les cheminées sont passées au-dessus des forêts. »

Il est d’ailleurs facile de faire un lien avec notre monde actuel, en perpétuel changement, qui se transforme sous nos yeux à une vitesse impressionnante, que ce soit par le réchauffement climatique, ou l’ère numérique. Rimbaud a donc été spectateur de l’émergence de la société industrielle qui bouscule tous les repères, vient raser la nature pour installer des usines, des trains :

« Mettre un alexandrin et un sonnet à côté d’une usine sidérurgique, cela ne veut rien dire. Il y a un véritable décalage entre la forme poétique et le spectacle auquel Rimbaud assistait. L’époque produit les formes, et Rimbaud maîtrisait, bien évidemment, avec une aisance stupéfiante, l’alexandrin, les vers, les rimes etc. Mais, tout cela n’avait plus aucun rapport avec le monde qui était en train de changer. La poésie devenait ainsi presque un masque qui l’empêchait de voir le réel. Sonder les formes existantes permet de comprendre si elles peuvent traduire le monde actuel– et cela, Rimbaud l’avait compris. »

Un monde qui se traduit d’une autre manière, notamment à travers le roman réaliste qui vient éteindre petit à petit la poésie. Les mots de Jean Rouaud me font penser à un échange de Flaubert avec Louise Colet datant de décembre 1952 : « Il faut déguiser la poésie en France, on la déteste. » Formule qui fait d’ailleurs écho aux propos de Baudelaire : « La France n’est pas poète ; elle éprouve même, pour tout dire, une horreur congénitale de la poésie. Parmi les écrivains qui se servent du vers, ceux qu’elle préférera toujours sont les plus prosaïques. […] Cela vient […], je crois, de ce que la France a été providentiellement créée pour la recherche du Vrai préférablement à celle du Beau . »

Or, comme m’explique Jean Rouaud, c’est la France du XIXème siècle qui condamne la poésie. Les poètes de la Pléiade étaient adoubés, respectés. Il y avait une véritable reconnaissance des poètes, et non l’image du poète maudit, car la forme poétique participait pleinement à la vie de l’époque : « Pour Ronsard, la poésie était à la fois son journal intime, son journal de guerre, ses commentaires sur le pays etc. Au XIXe siècle, ce collectif est happé par Balzac et son ambition immense de faire rentrer tout l’état civil dans son œuvre. La poésie se retrouve donc dépouillée de ce qui faisait sa gloire et son charme. »

Le chant s’oublie, bien qu’on soit capable d’admettre certaines conventions : à l’opéra, on chante pendant des minutes avant de mourir, au théâtre, on accepte naturellement les règles d’espace, de temps, d’histoire. Seul le roman apparaît comme le genre qui valse, parfois, encore, avec la réalité.  Pourtant, en citant un passage de Flamboiement de la métaphore : « La poésie, on l’a en soi, ou pas. ». Elle est en nous, elle vibre en nous – et tout réalisme ne peut l’arracher aux poètes qui la ressentent. C’est à ce moment précis que Jean Rouaud évoque avec émotion un poème de Baudelaire, « Le Reniement de Saint-Pierre » qu’il trouve absolument magnifique : « Dans ce poème, il y a une rime en « S » toute particulière, il fait de l’âne une ânesse, il transforme la réalité pour la beauté de la rime. Bien sûr, il y aura toujours quelqu’un pour le contredire, car cela n’est pas réel… ».

Ce qui me permet avec humour de répondre : « Heureusement que Baudelaire n’avait pas les réseaux sociaux ! Ce genre de commentaires arrive bien vite. » Jean Rouaud rit. Nous aborderons, en effet, plus tard les rapports entre la poésie et l’ère numérique.

Dans la même idée, je reviens sur la spiritualité et ce que Jean Rouaud appelle « le triomphe du réel » dans son livre. Je me demande s’il est encore possible de « sauver » la poésie alors que notre monde, de plus en plus moderne, semble l’exclure : « Je crois que le besoin de spiritualité est toujours là pour beaucoup. La science n’a pas toujours le dernier mot de l’histoire, la science passe son temps à se tromper, c’est son travail d’ailleurs. C’est là que se trouve l’avenir de la poésie, par ce besoin de spiritualité qui réhabilite, en quelque sorte, cette langue qu’on ne trouve ni sur TikTok, ni dans la presse. » C’est peut-être aussi ce qui rend notre rapport à la poésie si fort : l’émerveillement qu’elle procure, cette connexion à notre enfant intérieur qui voit et ressent la beauté, sans tenter de l’expliquer, de la rationaliser – à la manière de ce poème de Baudelaire si cher à Jean Rouaud.

Nous arrivons vers la fin de l’entretien, et je pose une question à Jean Rouaud qui émerge en moi depuis le début de notre conversation : « Que pensez-vous des poètes sur les réseaux sociaux, ceux qu’on peut nommer les digital poets, les poètes 2.0 ? »  Jean Rouaud paraît surpris, et me répond en riant : « Je ne savais pas que cela existait. C’est intéressant. Mais, il est vrai qu’aujourd’hui, reconnaître l’excellence, ce qui se détache du commun relève du miracle. A l’époque, on doit à Verlaine l’œuvre de Rimbaud et au scandale des Fleurs du Mal celle de Baudelaire. C’est très mystérieux tout cela, mais c’est en effet une nouvelle manière d’écrire. » J’explique néanmoins mon étonnement que la poésie soit plus populaire sur les réseaux sociaux que le roman, dont je pensais le succès supérieur dans ma génération. Jean Rouaud me répond que le roman s’essore, qu’on ne croit presque plus à ces histoires : « Maintenant on trouve des romans « d’après une histoire vraie », ce qui veut dire qu’il n’est plus de l’ordre de la fiction, qui est un récit inventé. On exige tellement que les livres soient vrais qu’on s’attend à la direction qu’ils vont prendre. C’est là où l’émerveillement prend fin. »

Nous terminons l’entretien par quelques échanges autour de Cézanne, de la poésie du Sud qui résonne pour l’auteur : « Cézanne avait raison, il était en phase avec le monde. »

Bien sûr, je lui tends Flamboiement de la métaphore pour une dédicace – souvenir de ce partage autour d’une poésie qui ne peut mourir lorsqu’elle se glisse dans la plume de Jean Rouaud.