DSC07289

« Nous nous promenons toujours dans le temps » ; Patrick Deville est invité le 25 novembre au festival Livres en Tête, à Paris. Dans son dernier roman intitulé Taba-Taba, l’auteur explore la France et son histoire récente, et entraîne le lecteur à sa suite dans un voyage à la fois intime et universel sur les routes du temps. 

124746_couverture_Hres_0
Votre livre en quelques mots…
Une histoire de la France depuis un siècle et demi. C’est un résumé minimum, mais évidemment ce n’est pas que cela.

Comment qualifieriez-vous votre livre ?
C’est un roman sans fiction.

Est-ce qu’un événement particulier en a précipité l’écriture ?
C’est un roman absolument autobiographique, que j’ai décidé d’écrire depuis des dizaines d’années. Il n’y a donc pas eu d’« événement », si ce n’est la rencontre hasardeuse de mes parents qui a bousculé la production du livre.

Quels rôles ont les personnages de votre famille dans ce texte ?
Le vrai sujet du livre, c’est ce siècle et demi en France. Seulement, comme je disposais d’archives avec un bon nombre de documents, même sans intérêts (factures de fromage, de lunettes, etc.), j’ai choisi de construire ce livre en suivant l’histoire de cinq générations d’une famille comme des millions d’autres, mais pour raconter tout autour l’histoire de la France et celle de la planète.

Quelle part de ce roman est autobiographique ?
C’est mon autobiographie sur un siècle et demi. Ça excède donc un peu mon apparition…

Quelle vision avez-vous du temps ? Et de l’histoire des hommes ?
J’ai écrit toute une série de livres qui sont des romans sans fiction, et qui commencent tous en 1860. Taba-Taba se termine le 10 mars 2017. C’est une période extrêmement brève, et évidemment il y a des moments où j’élargis un peu le propos… il y a par exemple des paragraphes qui abordent le XIIe siècle un peu partout sur la planète.

Le vrai sujet du livre, c’est ce siècle et demi en France

Pourquoi avoir choisi particulièrement cette année 1860 ?
Je connais l’année 1860 mieux que certaines années que j’ai vécues puisque depuis vingt ans je parcours la planète en cherchant ce qui s’est passé cette année-là. Mais, même si ça pouvait être 1859 ou 1861, ce moment que j’ai choisi, c’est cette hypothèse validée par l’histoire, où tous les peuples de la planète sont en connexion, où tous les événements sont sus. Sauf quelques peuplades isolées, toutes les civilisations sont connectées.

Vous diriez que votre écriture est plutôt linéaire ou fragmentée ?
Elle est plutôt kaléidoscopique. Le livre n’est pas chronologique, nos vies ne le sont pas non plus. Au cours d’une seule journée nous avons huit ans, puis quarante ans, puis seize ans. Rien n’est chronologique, nous nous promenons toujours dans le temps.

Vous voyez-vous plutôt comme un chef d’orchestre ou un « Dieu marionnettiste » ?
J’utilise l’expression « Dieu marionnettiste » en ce qui concerne la vie des hommes et la mienne, tous ces hasards qui apparaissent comme des hasards. Je ne crois pas, je sais bien qu’il n’y a pas de Dieu, mais on a cette impression… comme si tout cela était vu d’en haut par des marionnettistes. Par exemple dans les histoires de couples, comment les couples se font, se rencontrent, se séparent… on a si peu de prises soi-même sur les éléments de nos vies. Dans le roman de fiction, l’auteur est un Dieu marionnettiste qui déplace ses personnages. Ce n’est pas mon cas : puisque je n’invente pas de personnages, d’événements, de lieux, ma possibilité d’invention est donc beaucoup plus contrainte. Je ne peux pas mener à la baguette les vies de ces personnages puisqu’ils ont vécu et que je n’y peux rien.

Quel pays vous a particulièrement inspiré ?
Je ne crois pas une seconde en l’inspiration. J’ai voulu, pour écrire ce siècle et demi de la France, acheter une automobile et faire un tour de France au volant pour visiter tous les lieux évoqués dans la vie de ces cinq générations. Il se trouve que cette famille s’est tellement déplacée que ça couvre toute la carte, mais je pensais que ça ne suffisait pas, et donc entre ces tronçons de voyages sur les routes j’ai beaucoup séjourné ailleurs sur la planète, en cherchant des petites traces de la France de cette période. Je voulais qu’il y ait un peu toute la planète, mais certains endroits me tenaient particulièrement à cœur, du Second Empire à aujourd’hui, comme le Japon. Mais je me suis aussi rendu au Soudan après les attentats de janvier 2015, au Pérou, en Chine, au Mali, je pensais que c’était important, je voulais voir les soldats qui alternent Barkane et Sentinelle ici dans les gares. Ce n’est pas qu’une question d’inspiration. C’est aussi lié à l’écriture des prochains livres, que je prépare en séjournant dans ces endroits.

Comment définiriez-vous le voyage ?
Je ne fais que ça. Pendant ces deux ans, j’ai voyagé, c’était trop. C’est aussi le fait de séjourner ailleurs, d’être ailleurs, de mener des vies en parallèle dans plusieurs endroits de la planète. Ce ne sont pas des récits de voyage : je n’aime pas les récits de voyage, de la même façon que je déteste les romans historiques.

Je n’aime pas les récits de voyage, de la même façon que je déteste les romans historiques

Diriez-vous que vous êtes un explorateur, un globe-trotter ?
Ni l’un ni l’autre. Globe-trotter est un mot un peu daté. Et malheureusement, il n’y a plus grand-chose à explorer sur la planète, même s’il y a toujours des sociétés d’explorateurs. Je me balade. Je pense davantage à cette phrase que Marguerite Yourcenar prête à Zénon : « Quel prisonnier serait assez fou pour ne pas faire le tour de sa cellule ? ». Il se trouve que notre cellule est cette petite boule.

Une date historique à retenir ?
Mon livre fourmille tellement de dates ! Je dirais 1860 puisque c’est le propos.

Un personnage historique que vous aimeriez rencontrer ?
J’essaie de rencontrer ceux qui sont encore vivants lorsque j’ai envie de les rencontrer. Pour les autres, c’est la passion des archives, de la littérature, de la lecture de l’histoire, nous rencontrons les grands morts. Lorsqu’on lit un auteur mort il y a deux mille ans c’est comme s’il était assis ici dans ce bistrot. Même si sa langue a disparu, qu’il n’a jamais connu l’existence du livre, du papier, de l’encre, de la langue que je lis, il est beaucoup plus proche de moi par la lecture que quiconque rentrant dans le bistrot, sauf s’il s’agit d’un ami qui passe là.

Une région de France que vous aimez ?
J’aime énormément ce pays. Je me cache un peu derrière Fernand Braudel qui écrit que les routes secondaires de France sont les plus belles du monde. J’en suis convaincu. J’emprunte énormément de routes, j’aime traverser les déserts, aller au pied des volcans, naviguer sur les fleuves. Mais cette spécificité française des petites routes départementales sur les cartes jaunes Michelin, lorsque le soleil joue sur le pare-brise et sur la végétation alentour, procure un bonheur qui n’est pas indicible, puisqu’on peut l’écrire et qu’on peut le dire.

Êtes-vous réellement hypermnésique ?
Je l’ai été, et c’était un peu une calamité étant enfant. Je le suis moins aujourd’hui dans certains domaines comme les mathématiques, mais c’est le cas de tout le monde : l’apogée mathématique est à vingt-cinq ans et après on ne fait plus grand-chose, on peut se survivre, on ne fait plus de grandes découvertes. Je ne sais pas pour quelles raisons je l’étais, peut-être parce que j’étais immobilisé pour des raisons médicales. Je passais mon temps à regarder le plafond, j’ai appris à lire et je n’avais que cela à faire. Évidemment, c’est une méthode trop radicale de capturer les enfants, leur briser les membres et les immobiliser un an ou deux pour développer la mémoire et le goût de la lecture (rires).

Comment décririez-vous votre mémoire ?
Il y a des utilisations très diverses de la mémoire. Ce qui est fascinant en littérature c’est la mémoire analogique, et pas seulement la mémoire logique. L’immense bonheur de l’écriture et de la lecture repose sur ces petits court-circuits mémoriels qui font qu’on pense à quelque chose et qu’on est amené ailleurs, on se promène dans l’espace, on se promène dans le temps. Tout ce qui se produit, souvent au moment du demi-sommeil,  lorsque la pensée logique s’apaise un peu, est l’activité la plus jouissive du cerveau.

L’immense bonheur de l’écriture et de la lecture repose sur ces petits court-circuits mémoriels

Selon vous, la connaissance s’acquiert-elle plus au contact des hommes ou au contact des livres ?
La connaissance passe évidemment par les livres. L’échange humain, la fraternité sont des choses extraordinaires, mais c’est loin de suffire. Combien de temps faudrait-il bavarder pour acquérir la connaissance d’un livre ou deux ?

Où lisez-vous et dans quelles conditions ?
Je lis des heures et des heures, juste au dessus de ce bistrot. Je lis assis, les jambes allongées sur une banquette, des livres en papier. A ma droite j’ai une table basse avec un cendrier, un verre, mais aussi un ordinateur connecté. Dans les livres tels que les miens, il est possible de lire avec l’hypertexte, de vérifier une date, un endroit, regarder sur une webcam la rue que je décris dans n’importe quel bled du monde, et on peut lire le livre ainsi. On peut finalement oublier la lecture. Mes chapitres sont très brefs, avec des petits titres, sur quelques pages. On peut en lire un de temps en temps, dans le désordre, puisqu’il n’y a pas de suspense, on sait que tout le monde meurt à la fin, sauf moi pour quelque temps encore puisque je termine l’écriture du dernier chapitre.

En lisant les Mémoires de Chateaubriand pour la première fois dans l’ordre, de la première à la dernière page, j’ai vérifié tous les noms propres, toutes les dates et tous les lieux. J’ai absolument tout vérifié, et je me suis laissé entraîner par analogie en rebondissant d’une page à l’autre, comme on a l’habitude de le faire sur Wikipedia, pour revenir finalement à la lecture.

Mes chapitres sont très brefs, avec des petits titres, sur quelques pages

Quel est votre mot préféré ?
Cette question est extrêmement difficile. Je dirais la curiosité.

Une onomatopée que vous aimez bien ?
Le titre du livre n’est pas vraiment une onomatopée. Ce cinglé [le personnage de Taba-Taba ndlr] n’avait plus à sa disposition que deux syllabes, dont on ne savait pas ce qu’elles signifiaient, qu’il répétait à longueur de journée : taba taba taba… Cette onomatopée, si c’en est une, je l’ai dans le cerveau depuis très longtemps.

Quel est votre bruit préféré ?
L’idéal est le silence, ensuite la musique, puis les bruit naturels, de l’eau, de la forêt, de la jungle.

Quel est le livre qui vous a donné envie de lire ?
Vraisemblablement le premier livre que j’ai lu seul. C’était l’histoire d’un tapis magique. Il est très curieux qu’on m’ait offert ce livre alors que je ne pouvais pas bouger, puisque c’était l’histoire d’un garçon de mon âge qui pouvait aller partout dans le monde grâce à son tapis volant. Mais c’est le principe même de la lecture. Ce livre m’a énormément marqué. J’en possède toujours un exemplaire.

Que redouteriez-vous le plus : perdre l’usage de la parole ou l’ouïe ?
Vous posez des questions extrêmement difficiles ! On est déjà suffisamment emmerdé avec les choix possibles et que nous devons faire pour ne pas nous emmerder davantage avec des choix qui n’existent pas. Même un tortionnaire ne me proposerait pas ce choix.

Est-ce que vous écoutez de la musique en écrivant ?
Non. Enfin des questions simples ! (rires)

Si votre livre était un genre musical..?
C’est une symphonie.

Que pensez-vous des chants historiques ?
Les chants historiques sont des chants guerriers la plupart du temps. Il doit bien y avoir des hymnes pacifistes, un peu lents et emmerdants, moins entraînants en tout cas que La Marseillaise, qui est un chant extrêmement guerrier.

Entendez-vous les voix des personnages lorsque vous écrivez ?
Je n’invente aucun dialogue. C’est pour cela que je déteste le roman historique. J’écris énormément de vies historiques, des vies de personnages qui ont réellement existé, mais jamais, par je ne sais quel scrupule déontologique, je ne serais capable de placer dans leur bouche une phrase dont je n’ai pas la preuve qu’elle ait été dite ou écrite. S’il l’ont dite ou écrite, je l’entends. Je fais des entretiens, et je mentionne entre guillemets les phrases prononcées. Pour le reste, lorsqu’il s’agit de textes d’archives, oui, bien sûr, j’entends la voix.

Je n’invente aucun dialogue. Jamais (…) je ne serais capable de placer dans leur bouche une phrase dont je n’ai pas la preuve qu’elle ait été dite ou écrite

Avez-vous un gueuloir comme Flaubert ?
Je n’ai pas de gueuloir, mais toutes mes phrases sont destinées à être dites ou à être lues, et je supprimerais une phrase qui ne pourrait pas être correctement prononcée à voix haute.

Dans quelles conditions écrivez-vous ?
Dans la solitude, le calme, et même un isolement absolu. Ne voir personne pendant très longtemps. Oublier le jour, l’heure qu’il est. S’enfermer dans des lieux assez confinés, avec un frigo, du fromage, du vin blanc, des cigarettes, de quoi tenir des jours et des jours sans voir personne ni sortir.

Que vous évoque la lecture à voix haute ?
J’aime énormément lire à voix haute, je le fais en public et en privé. Je lis mes textes, mais aussi d’autres textes en public. J’aime immensément ça et je le fais dès que je le peux.

Pensez-vous que l’auteur soit un bon lecteur à haute voix de ses propres textes ?
Dans mon cas oui, mais ce n’est pas vrai pour tout le monde. J’ai enregistré le disque de Peste et choléra, et j’ai fait ensuite une petite tournée de lecture avec le comédien Denis Lavant qui se présentait réellement comme un spectacle monté. Denis Lavant a enregistré le disque de mon livre suivant. Pour Taba-Taba, un théâtre nous a commandé une lecture à deux. Il lit très différemment de moi mais j’aime la façon dont il lit les textes.

Comment imaginez-vous la lecture à haute voix de votre livre ?
Dans ce livre il y a des moments extrêmement intimes que je pourrais lire, dont ma tentative de suicide, mes histoires d’amour, la mort de mon père… qui sont des moments extrêmement difficiles à écrire et à lire. Ce sont des moments qui ne se hurlent pas, mais à côté de cela il y a de l’épique. Les tons seraient donc extrêmement variés.

J’aime énormément lire à voix haute, je le fais en public et en privé

Qu’est-ce qui définit un bon lecteur à haute voix ?
Le minimum requis est de connaître les règles de base : distinguer les « e » sonores et les « e » muets, les liaisons à connaître ou à éviter, le respect de la ponctuation, la prononciation intégrale de tout ce qui est dit et écrit. Ensuite, c’est une activité qui doit ressortir d’une compréhension très grande du texte, et qui en cela n’est pas éloignée du travail théâtral.

Contrairement aux autres lecteurs, je sais par cœur mes livres, ce qui me donne un avantage. J’ai choisi le rythme de chaque phrase, la scansion, ce qui demande un travail préalable pour un autre lecteur. Mais même un comédien aussi aguerri que Denis Lavant ne lit pas sans un très grand travail de répétition, avec l’aide d’un coach pour travailler la prononciation des mots étrangers ou des mots extrêmement difficiles à prononcer, pour que la lecture soit sans rugosité.

Quelle serait l’erreur que l’on pourrait commettre en vous lisant ?
Une incompréhension totale du texte. Quand malheureusement je suis assis et qu’on me fait la surprise de faire lire un petit extrait, je le redoute et il m’arrive d’endurer. Lorsqu’on lit un texte à haute voix, on ne peut pas cacher qu’on ne le comprend pas. Au-delà de la technique, l’essentiel est la compréhension.

Propos recueillis par Marie-Sophie Simon, Fanny Boutinet et Solène Reynier pour Les Livreurs.