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Simone de Beauvoir s’est faite, à travers son oeuvre littéraire, mémorialiste de son existence. De ses vacances en Corrèze jusqu’à ses marches communisantes auprès de Fidel Castro, l’écrivaine oscille entre remémoration poétique de son enfance, et anecdotes au sujet des grands noms de son époque. Mais ses écrits intimes – dont l’écriture a bien vieilli – restent secondaires par rapport au véritable chef-d’oeuvre de l’écrivaine, qui en fit une figure de proue du féminisme, Le Deuxième Sexe. Alors que l’oeuvre mémorielle de Simone de Beauvoir paraît dans la Pléiade, Zone Critique vous propose de revenir sur l’itinéraire de cette enfant surdouée. 

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Aux deux tomes des Ecrits intimes de Simone de Beauvoir, que la Bibliothèque de la Pléiade vient de faire paraître, ne faudrait-il pas préférer l’« album de la Pléiade » ? En étroite symbiose avec les Mémoires, tout le parcours de la femme et de l’écrivain s’y retrouve, depuis l’enfance jusqu’aux dernières années de sa vie, et son « tombeau » de Sartre. Très vite l’ingénue attentive se vit comme écrivain. Et ce projet prélude de beaucoup ses études parisiennes et la rencontre avec son compagnon de (presque) toujours.

Maladie de l’écriture

La maladie de l’écriture date de l’enfance. Son père espérait un garçon. Il n’eut que Simone. En « désespoir de cause » il la modèle selon des critères masculins. L’auteure rappelle ainsi l’une de ses phrases : « Tu as un cerveau d’homme ». Elle acceptera le compliment et répondra aussi à ce qu’il espérait : que sa fille épouse « le plus beau des métiers », à savoir celui d’écrivain.

C’est donc au nom du père (mais pas seulement) que le choix de Simone est fait. Après des études de mathématiques, elle s’oriente ainsi vers la littérature et la philosophie. Dans chacun de ces registres elle excelle et termine par un mémoire sur Leibniz, philosophe qui n’aura pas un grand retentissement dans son oeuvre à venir. Il est vrai qu’à la même époque elle rencontre Sartre qui l’oriente vers d’autres terres philosophiques tout en la conduisant vers un « amour nécessaire » qui se doubla d’amours plus contingentes que le couple pratiqua parfois en duo.

Son désir d’émancipation s’en trouve satisfait : et c’est précisément celui-ci -entre autre – qui lui permettra d’écrire son livre capital et qui reste une référence absolue dans les études féministes et du genre : Le Deuxième Sexe. Mais avant ce chef-d’œuvre l’auteure commence par ce qui sera le vade-mecum de son métier d’écrivain : l’écriture de l’intime. Ces deux tomes le prouvent comme le prouvera son œuvre romanesque d’autofiction avant l’heure.

Ses premiers textes la ramènent naturellement à sa jeunesse, à ses vacances en Corrèze où elle passe des séjours heureux chez son grand-père en compagnie de sa sœur Hélène, et qu’elle rappelle dans ses Mémoires d’une jeune fille rangée. L’auteure a parfois des accents romantiques pour évoquer sa communion quasi cosmique avec une nature, qui, lorsque la lune se lève lui permet de s’unir aux blés et, au-delà, avec le monde entier.

Je sentais sur mes paupières la chaleur du soleil qui brille pour tous et qui ici, en cet instant, ne caressait que moi. Le vent tournoyait autour des peupliers : il venait d’ailleurs, il bousculait l’espace, et je tourbillonnais, immobile, jusqu’aux confins de la terre. Quand la lune se levait au ciel, je communiais avec les lointaines cités, les déserts, les mers, les villages qui au même moment baignaient dans sa lumière. Je n’étais plus une conscience vacante, un regard abstrait, mais l’odeur houleuse des blés noirs, l’odeur intime des bruyères, l’épaisse chaleur du midi ou le frisson des crépuscules ; je pesais lourd, et pourtant je m’évaporais dans l’azur, je n’avais plus de bornes.

“Eclabousser la terre avec des mots”

Pour autant, l’auteur de La Force des Choses se reprend : c’est bien une certaine forme d’abstraction qui l’attire, même si les différents tomes de ses Mémoires se complaisent aussi dans les détails d’évènements politiques et littéraires. Mais la théoricienne féministe du Deuxième Sexe est déjà en place chez celle qui affirme son désir d’”éclabousser la terre avec des mots“. Si bien qu’à la publication de ses Mémoires dans la Bibliothèque de la Pléiade, il aurait sans doute été préférable de choisir ce texte phare et non ce qui représente – littérairement parlant – des marginagliae.

Certes, le plus souvent, Simone de Beauvoir aime offrir à ses lecteurs des confidences subjectives. Ce dialogue prouve chez elle un goût de la vie mais aussi, dans le même temps, une propension au tout à l’ego : cette propension va néanmoins permettre d’offrir à de nombreux lecteurs et lectrices un véritable miroir de l’époque. Les différents temps de ses Mémoires ressemblent ainsi à un concentré d’anecdotes plus ou moins significatives.

L’auteure y conserve le beau rôle. Ces textes deviennent des plaidoyers pro domo où elle règle parfois ses comptes idéologiques. Il y a là des réflexions pertinentes sur la vieillesse, ou des épisodes plus héroï-comiques (avec Fidel Castro par exemple). La sincérité qu’on a louée chez elle n’est ainsi pas dénuée d’égotisme et de certains mensonges – ou tout au moins d’aveuglements. Au fil du temps la mémorialiste peaufine son statut, joue les moralistes (souvent à tord politiquement, mais plus justement sur l’euthanasie) et laisse dans l’ombre certains épisodes gênants (liés entre autre à sa bissexualité).

Néanmoins l’objectif de l’œuvre intime reste pour elle capital. Elle précise ainsi dans La Force des choses : “Peut-être est-ce aujourd’hui mon plus profond désir qu’on répète en silence certains mots que j’aurai liés entre eux“. Quant à Sylvie Le Bon de Beauvoir initiatrice de ces trois livres de la Pléiade elle a bien fait les choses. Sans celle qui devint sa fille adoptive et héritière de son œuvre littéraire, cette édition n’aurait pas vu le jour.

Néanmoins l’objectif de l’œuvre intime reste pour elle capitale. Elle précise ainsi dans La Force des choses : “Peut-être est-ce aujourd’hui mon plus profond désir qu’on répète en silence certains mots que j’aurai liés entre eux

Elle offre ici une stèle à sa mère adoptive. Elle rappelle au passage que quoique viscéralement attachée à Sartre, elle rejette sa proposition de mariage. Simone de Beauvoir l’explicite dans La Force de l’Age  : « Je dois dire que pas un instant je ne fus tentée de donner suite à sa suggestion. Le mariage multiplie par deux les obligations familiales et toutes les corvées sociales ». Et elle évoque dans ses Mémoires les angoisses de la séparation – atténuées par certaines amours.

Mais dès la publication de L’invitée , Simone de Beauvoir connaît le succès et elle comprend d’emblée combien la matière de ses Mémoires – fictionnées ou non – lui assurera un succès littéraire. La figure du proue du féminisme et de l’existentialisme puis du communisme trouve là un moyen de lutter pour une certaine liberté. Néanmoins il existe un monde entre Le Deuxième Sexe, et ses écrits intimes, dans lesquels elle entretient son lecteur de ses voyages, de sa marche communisante aux côtés de Castro, Guevara, Mao, Wright, etc. Elle terminera cette marche de l’intime, après la mort de Sartre par un livre quasiment terminal et qui sera considéré par les sartriens comme son chef d’œuvre mémoriel, La Cérémonie des adieux. Toutefois son témoignage reste moins probant que certains thuriféraires voulurent le faire croire.

Reste le silence souvent assourdissant autour de celui qui demeure bien plus que Sartre, son véritable amant : Nelson Algren. C’est la page non écrite de ces écrits intimes. Ils prouvent une fois de plus ce que Rousseau avait illustré avec ses Confessions : l’écriture du « moi » – par la double pression de l’inconscient et du surmoi, masque, derrière la question du “Comment dire ?” celle du  “Comment ne pas dire ?”

Simone de Beauvoir ne cherche ainsi certainement pas à forer des trous dans l’univers de l’aveu afin d’atteindre le secret des choses : et tout ressemble dans son oeuvre à un jardin bien rangé. L’écrivaine, et celles et ceux dont elle parle sont moins objets d’énigme à déchiffrer que de simples sujets romanesques. Son dernier texte n’échappe pas à cette limite de l’ensemble des pièces de son puzzle mémoriel. L’auteure s’y veut moraliste, et c’est bien là le problème : au-delà des anecdotes valorisantes, elle passe beaucoup de temps à juger les autres – fidèle en cela à la fameuse phrase de Sartre : “L’enfer c’est les autres“. Certes, l’auteure veut en éteindre les flammes au nom de son « paradis » politique. Mais pour le lecteur de 2018, ce temps est révolu.

Rappelons toutefois pour les romantiques ce qu’elle n’a pas écrit et pour cause : Simone de Beauvoir fut enterrée avec à son doigt l’anneau offert par Algren après leur première nuit charnelle. Preuve que par delà ses mots l’auteur qui déplaça bien des lignes – mais qui en écrivit trop parfois- reste plus touchante que l’image dont elle dessina les contours.

  • Mémoires I et II, Simone de Beauvoir, édition publiée sous la direction de Jean-Louis Jeannelle et Éliane Lecarme-Tabone, La Pléiade, Gallimard, 1616 p. et 1696 p., 2018
  • « Simone de Beauvoir », Album de la Pléiade n°57, par Sylvie Le Bon de Beauvoir, 248 pages, 198 illustrations