Isabelle Flaten et David Allouche se sont tous deux penchés sur la figure de la mère destructrice et désorientée à travers leurs ouvrages respectifs parus en 2021, La Folie de ma mère aux éditions Le Nouvel Attila et Parler à ma mère aux éditions Balland. Deux courts romans riches en matière psychanalytique dont les titres annoncent sans ambages la couleur.
Passer au crible le spectre de la mère
Aimantes, cruelles, passionnées, glaciales, folles, désœuvrées, abandonnées … Il y a autant de mères que de femmes, et c’est cette complexité du spectre des troubles maternels qu’ont voulu souligner David Allouche et Isabelle Flaten dans leurs témoignages romanesques. Chez Flaten, la figure de la mère se veut monstrueuse. La mère frôle la folie et se trouve en proie aux idées noires. La mort est omniprésente, du suicide à venir à l’avortement manqué en passant par les deuils familiaux traditionnels et ceux plus symboliques destinés aux proches disparus on ne sait où.
“Le temps file, tu sembles avoir enterré le passé, jamais un mot sur ton mari ni sur mon père, de photo nulle part. Mais la mort revient.”
La mère du récit d’Allouche est faussement aimante au-delà de ses effusions de tendresse et de passion. Son amour dévorant se mue aussitôt en une implacable exigence, celle d’une mère dévorée par le désir de voir son enfant s’accaparer une réussite sociale et symbolique dont elle se sent exclue. “Ma mère n’aimait pas mon écriture. (…) Elle n’aimait pas le mouvement de ma main et de mon poignet crispé.” David Allouche lève le voile du tabou de la mère juive, mi-mère mi-épouse qui, à l’instar de la génitrice de Romain Gary, étouffe sa progéniture de son amour orageux et torride.“Je ne vais pas vous dire que ma mère n’est pas ma mère, ce serait mentir. Mais je suis né avec le cordon autour du cou, pas un tour mais deux, comme un double collier”. D’où cette citation de La promesse de l’aube en guise d’épigraphe : “Tu as besoin d’une femme à tes côtés. C’est peut-être là le mal que je t’ai fait”. L’auteur évoque le mythe de l’épouse-mère qui en réalité ne pourra jamais remplacer la figure maternelle, ce qui se traduit par le meurtre œdipien de l’épouse dans Parler à ma mère.
La figure du père, indissociable de celle de la mère, est absente émotionnellement parlant chez les deux auteurs. Pour Allouche le père est un pilier fondateur qu’il s’efforce d’imiter et d’admirer mais sans grande conviction. Il est un élément clé de l’histoire familiale et pourtant il fait l’effet au lecteur d’un écho étouffé avant qu’il ne naisse. “Mon père a rompu les liens mais la chaîne tient. Le collier que l’on porte depuis des millénaires est transmis. Que vous le croyez ou non. La chaîne est intacte”. Le père de Flaten est un fugitif inconnu dont l’absence physique et la présence génétique consume la vie de la mère et de la fille à petits feux. “Une main en coupole sous le menton, l’autre lestée d’une cigarette et le regard venimeux, tu siffles que c’est de ma faute si tu en es arrivée là. L’air se fige. L’espace devient pierre, le café amer. Tu écrases ta cigarette à côté du cendrier, te lèves. La porte claque. Je suis sonnée.”
La figure du père devient un collier que l’on porte depuis des millénaires, transmis de générations en générations
Écrire, ou régénérer le cordon ombilical
La frontière entre littérature et psychanalyse est poreuse dans ces deux ouvrages. Les auteurs privilégient l’information brute aux tournures stylistiques. Point de chaleur à travers les lignes. Leur plume se fige dans une démarche mécanique toutefois ponctuée de tentatives d’humour afin d’alléger la lourdeur du propos. “Une dame me propose un yaourt. Elle a l’air gentille. Je plonge la petite cuillère dans le pot. La dame m’arrête : on dit merci maman” (Flaten). Mais ces traits d’humour n’en sont que plus cyniques et peinent à décrocher un sourire au lecteur. En prenant le parti pris de s’adresser à sa mère à la deuxième personne du singulier tout au long du roman, Isabelle Flaten circonscrit le récit à une narration close et redondante. Même parti pris stylistique pour David Allouche dont les phrases sont courtes et moroses.
Il va de soi que les deux ouvrages revêtent une dimension autobiographique certaine comme en témoigne l’omniprésence du “je” cher aux partisans des séances sur le divan. Le narrateur de Parler à ma mère est lui-même frappé de folie meurtrière tandis que c’est la mère de la narratrice qui dans La folie de ma mère se voit insensiblement submerger par des maux jusque-là innommés. S’agit-il dans ces deux ouvrages de rendre hommage à la figure maternelle ou bien d’opérer sa propre catharsis psychanalytique ? La mère semble être un prétexte pour revenir là où tout a commencé, autrement dit pour se regarder le nombril. “Je me suis plus amusé avec ma mère qu’avec ma femme”. L’essence morale du roman d’Allouche est difficile à saisir. Les pistes de réflexion soulevées par l’auteur oscillant entre la religion et la transmission de la judéité contrastent avec l’atmosphère nihiliste qui se dégage de son œuvre. Est-il question d’éprouver de la dévotion, du respect, de l’amour, de la fascination ou bien de la terreur ? “La maman, voyez-vous, ce n’est pas une parole mais un temple”. La plume est parfois présente mais la psychologie des personnages aurait gagné à être approfondie.
Même constat pour La Folie de ma mère qui se complaît dans des détails le plus souvent insignifiants mais en oublie l’essentiel, c’est-à-dire les rouages de l’esprit des protagonistes. Peut-être Isabelle Flaten a t-elle voulu traduire par ce minimalisme le néant éprouvé dans son adolescence : “Une entente tacite qui interdit mes états d’âme, mes questionnements d’ordre personnel, pas un mot sur ce qui se trame à l’intérieur, la maison ne fait pas dans l’exhibition”.
La mère semble être un prétexte pour revenir là où tout a commencé, autrement dit pour se regarder le nombril
De l’intime au mal sociétal
Si nous pouvons être tentés de reprocher aux auteurs leur nombrilisme, ces derniers nous livrent en réalité un témoignage universel faisant écho aux maux contemporains de notre société. Du récit de Flaten émergent des constats sociaux indéniables : réflexions sur l’avortement, injonction de la maternité, poids du célibat ou du veuvage dépassé un certain âge. “Je me demande s’il est possible d’avoir une vie normale sans mari”. Cette problématique des familles monoparentales se retrouve dans le roman d’Allouche qui lève le voile sur la difficulté d’élever un enfant seul, d’endosser le rôle de père et de briser le cycle vicieux dont on hérite parfois : “”Vous êtes une bonne mère ?” m’a demandé Lucien la semaine dernière. “Oui” lui ai-je répondu. Gabriel m’appelle souvent “maman”, avant de se reprendre, gêné, “Papa””.
L’institution du couple est passée au crible par les deux auteurs, partagés entre espérance et désillusion : “La famille est la seule institution en laquelle les hommes de ma génération croient encore.” (Allouche). Quoi de plus actuel en effet que ce phénomène de crise du couple auquel aucune classe sociale n’échappe, sans parler des joyeusetés rattachées à celle-ci telles que la tromperie, l’alcoolisme, les violences intraconjugales, l’abandon, la dépendance économique … “Maman sent et papa parle. C’est mieux que : papa boit et maman pleure, ou que : maman couche et papa boit. C’est moins conventionnel que : maman déprime et papa travaille, et plus sympa que : papa tape et maman couche.”
D’autres thématiques sociétales allant bien au-delà de la sphère familiale sont également soulevées par Flaten et Allouche comme la quête de l’ascension sociale en réponse à la pauvreté et la perversion de notre système éducatif. Flaten dénonce avec cynisme la morosité qui règne dans les salles de classe et les discriminations socio-économiques qui s’inculquent dès le plus jeune âge tandis qu’Allouche met davantage en lumière la pression parentale exercée par les parents immigrés sur leur progéniture dans le domaine scolaire. L’ascension sociale qui en découle ne mène en effet pas toujours à la floraison intérieure …
Bibliographie :
Allouche, David, Parler à ma mère, éditions Ballandse, 2021.
Flaten, Isabelle, La Folie de ma mère, éditions Le Nouvel Attilaet, 2021.