Au cœur de la fondation Louis Vuitton, se dévoile jusqu’au 2 avril la première rétrospective française dédiée à Mark Rothko, virtuose de l’abstraction moderne. Une traversée hypnotique qui retrace l’évolution chronologique des séries picturales de ce géant iconoclaste. 

Alors que se tisse lentement le fantasme de l’exposition Rothko, les passionnés d’art attendent avec impatience ce rendez-vous artistique incontournable. Tous se l’imaginent, cherchant refuge à l’ombre de sa chaleur à travers un éclat de teinte rougeâtre. Si les œuvres de Rothko ont capturé nos regards au fil de nos lectures ou de nos pérégrinations sur la toile numérique, il est essentiel de les découvrir en personne et d’en ressentir la présence vibratoire. Entrer dans l’univers de Rothko, c’est immanquablement s’aventurer dans le domaine de l’insaisissable. 

A la Fondation Louis Vuitton, les toiles du maître règnent en souverains incontestés. Elles respirent librement, prenant possession de chaque étage.

A la Fondation LV, les toiles du maître règnent en souverains incontestés. Elles respirent librement, prenant possession de chaque étage. L’espace, épuré et soigneusement orchestré, permet aux toiles de dialoguer entre elles. Chaque étage franchi devient une strate de l’œuvre de Rothko ; la visite s’intensifie crescendo. Au niveau -1, nous sommes plongés dans la vie quotidienne du peintre à travers ses premières séries inspirées du métro new-yorkais. Les couleurs vives et les scènes urbaines dépeintes nous renvoient à un ancrage dans la réalité que l’on occulte souvent dans l’univers du peintre. A mesure que l’on gravit les étages, l’abstraction s’impose progressivement comme le style de prédilection de Rothko. Le spectre chromatique s’élargit. Les formes se diluent, laissant place à la contemplation. Certaines toiles évoquent le tracé d’un électroencéphalogramme, comme si les pigments utilisés correspondaient à des fréquences hertziennes particulières. Chaque œuvre semble faire écho à une vibration chromatique unique, émettant une aura visuelle et résonnant avec une harmonie singulière. En ce sens, les œuvres de Rothko sont souvent qualifiées d’explorations métaphysiques ; elles transcendent la matérialité en faisant éclore un langage universel. Sur l’angle d’un mur, s’inscrit cette pensée évocatrice : « Si les gens veulent des expériences sacrées, ils les trouveront, s’ils veulent des expériences profanes, ils les trouveront. ». Certaines toiles précédant ses séries emblématiques défient toute structure préétablie et s’aventurent dans un chaos chromatique. Des éclats de rouge entrent en collision avec des touches de bleu, d’orange, de gris ou encore de vert. A l’inverse, d’autres se déploient dans une sobriété monochromatique, telles que ses toiles les plus renommées célébrant la puissance du rouge et remettant en honneur la technique du sfumato. 

Ascension dans les Ténèbres

Une fois atteints les derniers étages, les couleurs s’assombrissent, plongeant dans des nuances de gris, de noir et de bleu foncé. L’âme tourmentée du peintre se dévoile à nous, et l’on croit plonger dans les affres de sa dépression. Rothko sombre à mesure que nous menons notre exploration ascendante. Les quatre étages de la Fondation, tout comme les neuf paliers du puits initiatique de la Regaleira à Sintra, s’apparentent aux cercles de l’Enfer, du Paradis et du Purgatoire de la Divine Comédie de Dante, des tunnels sous-terrains du métro new-yorkais à l’abîme de l’auto-destruction. Le parcours du visiteur se fait exploration du concret vers l’asbtrait et des ténèbres vers la lumière, créant un parallèle intrigant entre les œuvres exposées et leur écrin architectural.  

Au mur, des oeuvres « Untitled » de Mark Rothko au centre, Alberto Giacometti « L’Homme qui marche I » (1960) et « Grande Femme III » (1960) © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko, Paris, 2023 © Succession Alberto Giacometti/Adagp, Paris 2023,© Fondation Louis Vuitton/Marc Domage
Au mur, des oeuvres « Untitled » de Mark Rothko. Au centre, Alberto Giacometti « L’Homme qui marche I » (1960) et « Grande Femme III » (1960).© 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko, Paris, 2023

Dans l’intimité d’une salle au dernier étage, un dialogue silencieux s’opère entre les sculptures de Giacometti installées à cette occasion et les dégradés subtils de gris des toiles exposées, échos d’un désespoir certain. Les âmes de ces deux artistes torturés semblent déjà hanter les limbes. En effet, les derniers étages de l’exposition baignent dans la pénombre tamisée, créant une atmosphère mystérieuse. Les ombres et les reflets se mêlent en un jeu incessant, signe d’une scénographie en parfaite résonance avec l’œuvre de Rothko. A noter que Christopher Rothko, fils du peintre, a participé activement à la conception de cette rétrospective. 

L’expérience Rothko peut se révéler aussi captivante qu’exigeante. On y entre exalté par la promesse d’une telle rétrospective ; on en ressort émotionnellement drainé, presque vampirisé. Chaque toile semble aspirer une part de notre être. Il faut s’adapter au tempo résonnant avec la lourdeur des émotions que l’artiste a insufflées à ses œuvres. Et tandis que l’on quitte la fondation, on emporte avec soi non seulement le souvenir des toiles, mais une émotion brute et indélébile qui nous marque au fer rouge, sans laisser de traces. 

  • Mark Rothko à la Fondation Louis Vuitton, du 18 octobre 2023 au 2 avril 2024.

Illustration : Exposition Rothko à la Fondation LV