David Goldblatt, Klonkie with kleinbaas, Bootha Plots, Randfontein,1962, silver gelatin photograph on fibre-based paper, image courtesy Goodman Gallery, Johannesburg and Cape Town © The David Goldblatt Legacy Trust
David Goldblatt, Klonkie with kleinbaas, Bootha Plots, Randfontein,1962, silver gelatin photograph on fibre-based paper, image courtesy Goodman Gallery, Johannesburg and Cape Town © The David Goldblatt Legacy Trust

Dans cet inventaire raisonné de ce que la photographie contemporaine compte de meilleur, David Goldblatt – lauréat à  de multiple reprises (notamment récipiendaire des prix Henri-Cartier-Bresson et Cornell Capa) – tient une place de choix tant pour son engagement discret contre la ségrégation édictée par le régime de l’Apartheid que pour la dimension analytique de sa photographie.[1]  L’exposition rétrospective qui s’est tenue au Centre Pompidou (21 Février-7 mai 2018) s’invite au MCA, le temps d’un été antipodéen.

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Le photojournaliste germano-britannique Bill Brandt (1904-1983) se plaisait à penser que « Le travail du photographe consiste, en partie, à voir les choses plus intensément que la plupart des gens. Il doit avoir et garder en lui la réceptivité de l’enfant qui regarde le monde pour la première fois, ou celle du voyageur qui découvre une contrée exotique…».

Ce n’est pas le regretté David Goldblatt (1930-2018), récemment emporté par la maladie, qui aurait émis une objection à ce commentaire, lui qui a arpenté tant de kilomètres sur les terres sud-africaines pour nourrir un travail photographique documentaire scrupuleux, lui qui au crépuscule de son existence s’était ému d’avoir perdu ce don gracieux de l’émerveillement, cette capacité à poser un regard neuf sur les choses.

Suite au décès du photographe le 25 juin 2018 à Johannesburg (sis dans le Transvaal qu’il a connu dès sa naissance), la magnifique rétrospective consacrée à Goldblatt prend des allures d’hommage posthume. Le biopic de 80 minutes que l’on pourra découvrir dans une salle obscure du MCA, temple de l’art contemporain qui se dresse majestueusement en bord de la promenade piétonne de Circular Quay (Sydney, Australie), se lit comme le testament spirituel et artistique d’un homme qui sait que ses jours sont comptés.

(D)échéance: entre intranquillité et goût pour le funeste 

Loin d’un apaisement auquel on s’attendrait en fin de vie, les œuvres de Goldblatt au tournant du siècle sont marquées par une fascination oblique pour le funeste

Loin d’un apaisement auquel on s’attendrait en fin de vie, les œuvres de Goldblatt au tournant du siècle sont marquées par la manifestation d’un « style tardif »[2] et une fascination oblique pour le funeste, l’échéance mortifère et la déchéance que contenait en germe son intérêt précoce pour le déclin des mines de Randfontein. J’en tiens pour exemple les dernières séries sur les ex-détenus assassins, l’exploitation de l’amiante et les victimes du SIDA. Ces tirages argentiques, pour l’essentiel en noir et blanc, satisfont à l’exigence d’optimiser la qualité du rendu, en termes de contrastes et de netteté, et procurent une vive jouissance esthétique qui s’appareille tant bien que mal autour de la gravité des sujets traités. Malgré l’agrément indéniable que l’on éprouve à la vue de ces magnifiques photographies, certains des domaines sur lesquels Goldblatt travaillait, tel son projet sur la criminalité, sont susceptibles de provoquer un malaise chez le spectateur. À rebours de l’esthétisme des portraits qui sont dressés, le photographe-empathe explore la naissance du mal en captant le regard d’individus qui ont commis des meurtres et purgé leur peine sur la scène même du crime. Simple avertissement ou précaution excessive, c’est selon, les plus jeunes spectateurs du MCA sont mis en garde contre le contenu jugé sensible de ces narrations avant leur entrée en salle.

Une conscience augmentée de la réalité

Klonkie with kleinbaas, Bootha Plots, Randfontein,1962
Klonkie with kleinbaas, Bootha Plots, Randfontein,1962

On le sait depuis Zeuxis (464-398 av. JC) qui ouvrit la voie à l’esthétique du trompe-l’oeil, et plus encore avec l’avènement de la publicité : l’image est capable de mentir comme un arracheur de dents ! Mais point de roublardise ou de fard avec David Goldblatt qui participe de belle manière à l’élaboration d’une « conscience augmentée de la réalité »[3]. Il s’évertue à consigner la condition miséreuse des petites gens impécunieuses, celle des communautés rurales, de la classe laborieuse, des quartiers défavorisés rongés par le chômage, la misère, la maladie, la corruption, la précarité et les inégalités. Au cœur de certaines de ses œuvres, il y a comme une esthétique des ruines que l’on retrouve dans la culture japonaise : les célèbres haikyo.[4]  Dans d’autres photographies, la liberté est garrottée et la violence s’appréhende à froid, au travers d’une attitude caractéristique qui se passe de sous-titrage, de stigmates, à l’image des bras plâtrés de Lawrence Matjee, et plus rarement de contrastes saisissants (comme le duo d’images : Klonkie with kleinbaas). L’artiste explique la singularité de sa démarche en ces termes : « Un je-ne-sais-quoi de la réalité me saisit. Quelque chose de stimulant, d’irritant, de séduisant. Je veux m’en approcher, l’explorer et la voir avec toute l’intensité et la précision dont je suis capable. Je ne souhaite pas l’acquérir, la coloniser ou me l’approprier, mais faire l’expérience de son ipséité et la distiller dans la photographie ».[5]

De cette exposition intitulée David Goldblatt : Photographs 1948-2018, qui se tient au MCA (Museum of Contemporary Art) du 19 octobre 2018 au 3 mars 2019, et qui marque le sacre d’un artiste au faîte de la gloire ; il en ressort un beau-livre exceptionnel, le plus exhaustif à ce jour, qui permet de contempler ad libitum et ad inifinitum ces instants éphémères volés à l’existence.

  • Illustrations fournies avec l’aimable autorisation du MCA
  • David Goldblatt : Photographs 1948-2018, MCA, Australie, 19 octobre au 3 mars 2019.

[1] Lire Rachel Kent, “Encountering the subject: David Goldblatt’s analytical photography” in Rachel Kent (dir.) David Goldblatt : Photographs 1948-2018 (Sydney: MCA, 2018), 13-9.

[2] Lire à ce sujet la thèse de Edward Said inspirée d’une notion née sous la plus de Theodor W. Adorno, Du style tardif: musique et littérature à contre-courant (Arles: Actes Sud, 2012).

[3] David Goldblatt ” in Rachel Kent (dir.) David Goldblatt : Photographs 1948-2018 (Sydney: MCA, 2018), 41.

[4] Voir Jordy Meow, Nippon no Haikyo: Vestiges d’un Japon oublié (Strasbourg: Issekinicho, 2013).

[5] « Something in reality takes me. It arouses, irritates, beguiles. I want to approach, explore, see it with all the intensity and clarity that I can. Not to purchase, colonise or appropriate but to experience its isness and distil this in photographs ». David Goldblatt ” in Rachel Kent (dir.) David Goldblatt : Photographs 1948-2018 (Sydney: MCA, 2018), 41.