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Au théâtre des Abbesses, David Lescot propose une pièce étonnante et fraîche, où onze comédiens et quatre musiciens racontent l’histoire d’une femme qui se libère.

Vers le cœur

Au monde de Georgia, si parfait et lisse en apparence – mari, enfants, situation professionnelle, amis, confort financier – on sent bien qu’il manque quelque chose. Peut-être un indice dans le débit de parole des actrices, trop rapide pour être naturel dans l’étalage de ce bonheur, comme si une légère angoisse pointait par en-dessous ? Ou bien est-ce le restaurant-cadre de la pièce, qui ne sert que des aliments choisis pour leur fadeur ? Quelque chose cloche, c’est sûr ; et de fait, la rapidité avec laquelle cet édifice s’écroule en quatre coups de téléphone nous prouve bien la fragilité de ces certitudes – ou de ces platitudes ? Il faut remettre du mouvement, des questions, de l’incertitude, du conflit chez cette femme, qui comme nous tous tente vainement d’ignorer les blessures encore ouvertes de l’enfance et de l’adolescence. Et chez David Lescot, quand l’émotion parvient à se frayer un chemin à travers la couche de vernis, elle fait chanter ! Assez miraculeusement, ça marche. Pour Gloria, et aussi pour nous.

La musique et le temps

Il faut saluer ici la très belle création musicale exécutée en direct sur scène – c’est si appréciable ! – par quatre musiciens et une troupe qui donne généreusement d’elle-même, avec de très jolies voix.

Il faut saluer ici la très belle création musicale exécutée en direct sur scène – c’est si appréciable ! – par quatre musiciens et une troupe qui donne généreusement d’elle-même, avec de très jolies voix. Presque jamais mièvre, toujours délicate et sensible, très créative dans les atmosphères et les styles, la musique accompagne alors Georgia dans une plongée littérale dans son passé et fait revivre les fantômes et exister des possibles ratés, des chemins non empruntés. Peut-on réparer ses erreurs ? Mieux comprendre ses choix ? Dire correctement adieu à ceux qu’on a perdus ? Et surtout, payer ses dettes, ou mieux, s’en libérer enfin ? En utilisant le thème un peu science-fiction, périlleux au théâtre, du voyage dans le temps, c’est avant tout à un réglage de comptes avec soi-même qu’invite la pièce, et la musique y joue le rôle principal : accepter la métaphore géante qu’est le spectacle, une sorte de voyage imaginaire dans sa conscience et les souvenirs que la musique a cristallisés. Langue des fantômes, mais aussi langue des promesses qu’on tisse dans le passé et qu’on renoue dans le futur, les chansons ont ceci de touchant qu’elles n’ont l’air de rien, et que pourtant… En trois notes, tout nous est rendu. L’atmosphère d’une situation, l’essence d’un personnage, tout y est. Et nous acceptons d’autant mieux le manque de réalisme du spectacle : il s’agit ici avant tout de stylisation des émotions, de voyage sensible, de miniatures colorées reconstruites par la mémoire.

L’écriture

C’est réjouissant et frais comme du Jacques Demy

Enfin, l’écriture très habile de David Lescot  opère des glissements permanents du texte parlé à la musique, par le biais du rythme et de la scansion, ce qui évite l’écueil embarrassant de la comédie musicale où on sent qu’un numéro « arrive » et où la rupture est trop nette. Rien de tout cela ici : si certaines chansons se développent en vrais « airs », d’autres demeurent au stade du texte rimé posé sur la musique ; et dans l’autre sens, la troupe nous fait parfois le plaisir d’un vrai numéro de comédie musicale, avec chœurs et chorégraphie ! C’est réjouissant et frais comme du Jacques Demy. Mention spéciale à la scène de saisie des meubles de la mère, avec le ballet élégant des huissiers autour de la « diva ». La jeune troupe, très homogène, défend le projet avec une grande sincérité et maîtrise son sujet sous tous les angles, tant dans les corps que dans les voix. Et le propos en est d’autant plus profond que sa forme reste drôle et légère en apparence – ce qui permet au spectacle de se tourner tout de même résolument vers la vie et l’amour, et de nous laisser repartir sifflotants, et consolés.

  • Une femme se déplace, de David Lescot, au Théâtre de la Ville-les Abbesses, jusqu’au 21 décembre 2019