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It must be heaven, titre intraduisible en français. Ce doit être le paradisC’est peut-être ça le paradis… décidemment non, le dernier film d’Elia Suleiman ne se traduit pas. On reste alors en langue anglaise et une autre expression nous vient, There is no place like home. Chantée par Judy Garland la réplique essentielle, la morale même du Magicien d’Oz, nous traverse l’esprit à la vue de cette autre magie, le merveilleux en mode mineur de l’exilé palestinien.

À s’en tenir à une transposition littérale, pour Suleiman il n’y a pas d’endroit comme la maison. Et cela dit tout autre chose que l’habituel équivalent idiomatique, on n’est vraiment bien que chez soi. Dans son dernier et quatrième long-métrage, quelques dix ans après Le temps qu’il reste, le réalisateur de Nazareth décide de partir. Au premier quart du film, au bord d’une saillie rocheuse et face à la mer, il tourne le dos à sa terre de naissance. Là, immobile au milieu de l’image, il affronte la plane immensité du ciel. Tout est en ordre, il a remis sa pendule à l’heure dans la maison où l’on assistait, un film plus tôt, au vieillissement de ses parents. Las de compter le temps qu’il reste (avant la libération de la Palestine), et désormais conscient que du temps il n’en reste plus (ses parents sont morts, il s’est séparé de leurs affaires en les empaquetant dans des cartons), Suleiman s’envole pour Paris.

Pourquoi partir quand on a une maison quelque part, une maison avec un jardin, et dans ce jardin un arbre, un citronnier, qui donne de beaux et gros fruits ? Pourquoi partir quand on vit dans une ville où les gens continuent de parler notre langue ? Pourquoi partir d’un endroit où notre religion sait se faire respecter, au point où, en guise d’ouverture du film, le prêtre orthodoxe force la porte de son église ? Au pourquoi, une seule réponse, le départ. L’exil comme à la fois question et réponse, réponse et question. Départ de Nazareth pour Paris, départ de Paris pour New-York, départ de New-York pour Nazareth, et ainsi de suite… Encore semble être la forme que prend le film, encore et encore, renouveler la tentative d’envol, se rappeler qu’on est un oiseau, se rappeler la possibilité du paradis, d’une maison qui serait vraiment la nôtre et, ainsi, aller chercher ailleurs sa place au soleil. À la fin ce qui semble un retour, la dernière séquence à Nazareth, n’en est pas un, c’est un énième départ.

La maison, cette maison qu’il regarde à chaque fois de biais et d’en bas, n’est pas la sienne. Le voyage de Suleiman à travers le monde se redouble d’un voyage intérieur où pensant que le paradis est ailleurs, il découvre que sa maison est nulle part. Le nowhere in this world rejoignant l’anywhere out of the world du poème baudelairien. Comme si la langue française, langue de la ville-étape du réalisateur ces dernières années et langue de ses producteurs délégués, était incapable de dire le sentiment de l’étrangeté.

Mais il nous reste l’encore, terme de la répétition à laquelle Suleiman se livre. D’un film à l’autre, se répètent les véhicules de destruction massive, un tank défile devant la Banque de France renvoyant au tank placé sur une rue résidentielle à Ramallah dans Le temps qu’il reste. Se répètent les feux d’artifices, feux de la fierté nationale que sa mère refusait de regarder, dans ce nouveau film ça explose par-dessus les ateliers parisiens haute-couture qu’une employée noire vient nettoyer la nuit. Se répète aussi une scène de juxtaposition, de décrochage générationnel, la même fausse fin où, de Ramallah à Nazareth, et à dix ans d’intervalle, Suleiman regarde danser des jeunes palestiniens branchés.

Le retour du même, des mêmes signifiants, s’opère à un autre niveau, à l’intérieur du film, et décide de sa structure. Les regards assassins, les courses-poursuites, les sirènes des camions de police, les ailes de l’oiseau et de l’ange, autant de motifs, visuels et sonores, qui, de ville en ville, de pays en pays, reviennent hanter les vagabondages du réalisateur. Dans une seule ville, là aussi retour du même, Paris et les roues – rollers et monocycles – des policiers qui fendent l’air, New-York et les publics rompus aux discours des identity politics, unanimement ardents, unanimement blasés. Et la répétition se resserre encore, au sein d’une même scène, d’un même plan, le cadre est marqué par l’exacte symétrie de lignes obliques ou verticales, ainsi des deuxfrères encadrant leur sœur au rest

Unknown
aurant, superposables, interchangeables.

Différentes échelles de répétition, différents niveaux de monde. L’univers de ce film contient une multiplicité de microcosmes, des mondes réduits qui en contiennent de plus petits encore. Chaque scène peut être vue indépendamment des autres. Chaque plan pourrait se contempler pour lui-même. Et parmi ces plans, les portraits du réalisateur. Ces images où, dans la confrontation, dans le champ/contrechamp excessivement frontal de Suleiman et des situations qui lui tombent devant, ses yeux nous regardent. Face à des attitudes menaçantes, des armes proliférantes, des pulsions d’égoïsme, et des percées répressives, Suleiman, tel une vigie, s’immobilise, et le cours de cette multiplicité de mondes qui, à force de s’entre-répéter, de s’entre-parodier, finissent par n’en former plus qu’un, le cours de ce monde, notre monde, s’arrête.

Le mutisme de celui qui pendant plus d’1h30 n’aura prononcé que 3 mots, « I am palestinian », nous rive à la chorégraphie, lente et précise, de son visage. Et cette danse des yeux et de la bouche, ce quelque chose qui s’anime en expressions inqualifiables, trace un étonnement circonspect, un scepticisme inquiet. À mille lieux des j’adore et je déteste des commentaires tripadvisor, l’exilé ne voyage pas pour évaluer. Là où s’imposent des réactions sous forme de réflexes conditionnés, Suleiman se maintient à distance. Dans ce retrait face au néant comme il va, le coureur de maisons nous donne à suspendre le monde le temps d’une parenthèse merveilleusement désenchantée.

It must be heaven, de et avec Elia Suleiman, 2019