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Au théâtre de la Tempête, Luca Giacomoni fait mouche avec un travail sensible et puissant sur les Métamorphoses d’Ovide.

Le pouvoir des mythes

Dans la droite ligne de son travail magistral sur l’Iliade en 2018 avec des détenus, anciens détenus et comédiens professionnels, Luca Giacomoni poursuit son exploration de nos mythes fondateurs en proposant avec Métamorphoses ce qu’il nomme un diptyque de la violence. Si la violence était masculine et guerrière dans l’Iliade, elle devient violence sexuelle perpétrée sur les femmes dans Métamorphoses, dans une distribution entre comédiennes et résidentes de la Maison des femmes de Saint-Denis. La Maison accueille les femmes victimes de violences (sexuelles, conjugales) avec qui Luca Giacomoni a mené un atelier théâtral autour des mythes d’Ovide… Et une fois encore, sans maladresse aucune sur les terrains glissants du rôle social du théâtre, le metteur en scène bluffe son public avec un spectacle profond et d’une forme très pure, sans complaisance, sans démagogie, un spectacle qui a autant de sens artistique pour nous que le projet a de sens humain pour les participantes de l’atelier. Car au fond on nous rappelle surtout ce que racontent les Métamorphoses – à savoir des histoires de femmes poursuivies par le désir insatiable et cruel des hommes et des dieux,  ce qui les pousse à se transformer en arbre, en monstre ou en animal pour leur échapper. Pire encore, certaines comme Méduse sont simplement punies du fait d’être belles et de ne choisir aucun amoureux… La métamorphose n’a rien de merveilleux ou séduisant : elle est punition ou sacrifice, en tout cas la marque de la honte qui fait quitter jusqu’à la condition de femme.

Le geste et le mot

Dans une ambiance crépusculaire aux lumières splendides, sur un plateau mis à nu qui semble immense, ces sept femmes racontent pour nous les histoires de Io, Procné, Echo ou Méduse, dans une distribution toujours très intelligente et fluide de la narration. Portée à plusieurs voix, elle soutient une incarnation très légère des situations où chaque femme assume à tour de rôle l’identité d’une des métamorphosées. Le travail sur la symbolique des objets et des gestes est saisissant, et le plateau se peuple d’actions simples, accomplies avec ferveur et jusqu’au bout, qui évoquent avec d’autant plus de force la violence insoutenable qui nous est contée : manger un fruit, couper du poisson, vider une jarre de lait suffit à créer un réseau d’associations d’idées très puissant. Dirigées avec sobriété, vers l’expression la plus simple et la plus directe du récit, ces femmes accomplissent tous ces gestes signifiants avec la rigueur et la densité d’un rituel – mystérieux et cruel, et pourtant étrangement familier. Et dans ces corps tenus par le texte et l’importance terrible de chaque acte, la monstruosité se fait parfois jour, sans artifice : araignée ou vache, la souffrance s’exprime par tous les moyens.

Chant de rouet, chant d’abandon

Il faut souligner enfin le rôle crucial de la musique, pensée au diapason de tout le reste et très subtilement intégrée dans le spectacle : la chanteuse, Echo perdue d’amour pour Narcisse et condamnée à répéter indéfiniment les mots des autres, se fait alors chambre de résonance pour les voix de ses camarades d’infortune. Les chants des béguines du Moyen-âge ou les lamentos des abandonnées de Purcell viennent tisser entre les récits un fil aussi ténu que la voix qui va parfois jusqu’à la fêlure. Posée là dans sa fragilité émouvante, elle tient tout ensemble cet exigeant et beau spectacle, d’une densité rare, et qui nous rappelle encore une fois la puissance évocatrice des mythes et on l’espère, leur pouvoir salvateur – sur les splendides métamorphosées, et aussi sur nous.

  • Métamorphoses, d’après les Métamorphoses d’Ovide, adaptation de Sarah di Bella, mise en scène de Luca Giacomoni, au théâtre de la Tempête jusqu’au 14 février 2020