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Dernier volet, aujourd’hui, de notre dossier consacré à Gabriel Matzneff. L’auteur de l’article, ici, s’interroge : comment Gabriel Matzneff, dont les récits et journaux font l’éloge d’un individualisme consumériste explicite et assumé, a-t-il pu être pris, à une certaine époque, pour une figure de proue de la subversion ? Répondre à cette question implique de s’interroger sur le statut de la littérature, et son rapport au réel.

L’article qui suit mélange des considérations éthiques et littéraires, et d’ordre intime et général. Il se présente comme une succession d’idées que m’a inspiré l’affaire Gabriel Matzneff. Il est aussi issu d’une fréquentation des livres de l’auteur longue de plusieurs années. 

Il ne sera pas ici question de faire ce qui a été fait sur tous les médias ces dernières semaines, à savoir de porter un jugement moral sur l’homme. Cependant, afin de lever toute ambiguïté sur cet article, disons d’emblée que si Gabriel Matzneff a effectivement eu des relations sexuelles avec des mineurs, il est coupable devant la loi, et doit dès lors répondre de ses actes devant la justice.

Ceci étant posé, il nous semble intéressant, ici, de ne pas nous en tenir à cette seule perspective morale, et de revenir sur les quelques questions d’ordre littéraire que soulève l’engouement médiatique suscité par cette affaire. 

Tout le monde a désormais visionné cet extrait de l’émission Apostrophes datée du 2 mars 1990, dans laquelle Bernard Pivot taquine amicalement Gabriel Matzneff sur ses goûts pour “les moins de seize ans”, sous l’oeil amusé des autres invités de l’émission, exception faite de l’écrivaine québécoise Denise Bombardier, qui sera la seule à critiquer ouvertement, sur ce plateau, la pédophilie de l’écrivain. 

Quarante ans plus tard, Vanessa Springora publie le Consentement, un ouvrage décrivant la relation sous emprise qu’elle entretint avec Gabriel Matzneff, courtisé à l’époque par le milieu littéraire. Les excuses et mea culpa des amis et fréquentations de l’écrivain se succèdent depuis et n’en finissent plus. 

Devant ce vertigineux changement de mentalité, une question se pose : comment les romans de Gabriel Matzneff ont-ils, à une certaine époque pu être loués pour leur dimension subversive, alors qu’ils sont l’expression d’un consumérisme individualiste explicite et assumé ? 

Le libertin capitaliste

En 1981 paraît le roman Îvre du vin perdu : le libertin “sentimental” Nil Kolytcheff, entre deux voyages à Manille, se souvient de sa passion pour Angiolina, une jeune adolescente de quinze ans, avec qui il entretint une relation amoureuse trois ans durant. À l’ombre des hêtres du jardin du Luxembourg, Nil converse avec ses amis de la “secte philopédique“, Rodin ou Dulaurier, de diététique, de gastronomie, de la décadence de la civilisation et des enfants de la piscine Deligny. 

Dans son compte-rendu de l’ouvrage pour Le Monde daté du 25 septembre 1981, Philippe Sollers, à propos de l’éloge de la pédophilie à laquelle se prête Gabriel Matzneff, note : “Réinventer la transgression, le scandale, en se lançant à corps perdu dans l’aventure qui ne peut pas ne pas révulser la Loi : la chasse aux mineurs. Ce dernier point est probablement inacceptable. Il m’est complètement étranger. Je ne juge pas, je constate. Je vois que cela a lieu. J’essaye de comprendre cette fantaisie obstinée, peinte par ses illustrateurs comme un paradis.” 

Pour l’auteur de l’article, le disciple le plus doué de Don Juan et de Casanova s’appelle ainsi Nil Kolytcheff, le héros d’Îvre du vin perdu. Dans une société, en effet, où “le sexe est décrété fadement naturel, objet de science et de théorie, catégorie de l’épanouissement gérable“, la pédophilie serait l’aventure antisociale ultime, seule à même de réinventer le scandale et la transgression. 

Les normes sociales ont changé, et la loi a “déplacé son réseau de contraintes et de surveillances“, proclame ainsi Philippe Sollers ; le libertin, ce héros du “renversement des valeurs” doit donc s’adapter, et changer de visage. Don Juan était athée contre un XVIème siècle religieux ? Nil Kolytcheff sera orthodoxe contre un XXème siècle athée. Les corps sont aujourd’hui “libérés, libérables” ? Le héros d’Îvre du vin perdu est donc jaloux et possessif, sentimental et passionné. L’homme est devenu “maître des échanges physiques” ? Matzneff réinvente la subversion en se lançant dans “la chasse aux mineurs“. 

Ce dernier point mérite analyse. En effet, si nous observons les conditions dans lesquelles Nil Kolytcheff pratique sa pédophilie, pouvons-nous sérieusement parler, comme Philippe Sollers, de “réinvention du scandale et de la subversion” ? 

Le deuxième chapitre d’Îvre du vin perdu est ainsi consacré à la description d’un voyage de Nil à Manille, en compagnie de son ami pédophile Rodin. Installés à la terrasse d’un café, les deux hommes discutent du temps qui passe et de sexualité, entourés d’une foule d’enfants, dont ils contemplent les jeunes corps : “Tandis qu’ils causaient, plusieurs gamins, âgés de huit à treize ans, étaient venus s’asseoir à leur table. C’était une vraie cour que Nil et Rodin avaient autour d’eux. La grâce, la distinction, l’élégance naturelle de ces enfants, rehaussées par leur stupéfiante beauté, formaient un spectacle enchanteur (…). Les enfants allaient et venaient, circulaient entre les tables (…) revenaient s’asseoir auprès de leur protecteur.”

Semblables à des consommateurs au milieu d’un immense supermarché sexuel, les deux libertins se repaissent du “spectacle enchanteur” de ces jeunes corps s’agitant autour d’eux, avant de jeter leur dévolu sur leurs “favoris” : deux “adorables de 13 ans“, que Rodin et Nil finissent par emmener à leur hôtel. 

Manille, dans ce roman, n’est rien d’autre que le paradis du pédophile, c’est-à-dire, en un mot, le paradis du consommateur sexuel.

Manille, dans ce roman, n’est rien d’autre que le paradis du pédophile, c’est-à-dire, en un mot, le paradis du consommateur sexuel. Si Nil peut faire songer, comme nous l’avons vu, au client d’un supermarché, qui balance entre plusieurs produits avant de mettre dans son caddie celui qui lui plaît le plus, il est aussi, par son aisance financière d’occidental, un roi entouré d’une “cour d’enfants“, et qui possède, sur chacun d’eux, un pouvoir absolu. 

Nil, pourtant, se targue de n’en pas abuser ; le descendant de Don Juan, tout libertin qu’il est, se présente comme un honnête homme amoureux de vérité, même avec les enfants qu’il va consommer à Manille  : “Quand la situation l’exigeait, Nil pratiquait lui aussi les plaisirs mercenaires, mais ce qui le captivait réellement dans la vie amoureuse, c’était séduire, charmer, être aimé pour soi-même : toujours véridique avec les jeunes personnes qu’il galantisait, non par vertu, mais parce que cela ne l’aurait pas amusé d’emporter le morceau avec des mensonges, des gadgets, un faux nez.”

Le comportement sexuel de Nil et Rodin, pourtant, n’a rien d’altruiste : il est au contraire motivé par une logique consumériste. Dans le cas du tourisme sexuel pratiqué sur les enfants, le consentement est doublement effacé : du fait de l’âge des enfants, d’une part ; et du fait de la nécessité financière dans laquelle ils se trouvent, de l’autre. La figure de l’autre est réduite à un corps, c’est-à-dire à un ensemble de qualités physiques plus ou moins appétissantes, et que le libertin énumère, comme on énumère les qualités d’un objet dont on s’apprête à jouir : “Nil, impatient de savourer la peau de miel, le corps parfait, la sensualité enthousiaste d’Esteban, penchait pour l’amour immédiat (…)”

Comment, dès lors, prendre au sérieux les propos de Nil quelques pages plus loin, lorsque celui-ci proclame que “le principal, quand deux êtres se trouvent dans le même lit, c’est qu’ils y fassent des choses qui leur soient agréables à l’un et à l’autre ?“. Et où se trouve la part de transgression dont parle Philippe Sollers, dans le tableau de cette prédation sexuelle, que ne parvient pas à masquer le voile de sentimentalisme dont l’entoure l’auteur? 

Le plus étonnant cependant, est que précisément, Nil se vit, dans Îvre du vin perdu, à la fois comme un aventurier, et comme un résistant : résistant à l’arrivée massive, aux Philippines, des nouveaux touristes sexuels qui ne tarderont pas à “pourrir” Manille, il se compare également “aux derniers Byzantins, assiégés dans leurs palais de marbre d’or”, bientôt submergé par “l’irrépressible flot des barbares“. 

Etrange paradoxe : le libertin, nous l’avons vu, applique aux échanges sexuels une logique purement capitaliste ; et en même temps il s’imagine être le dernier rempart à la barbarie que constitue le tourisme sexuel mondialisé. Il y a là anguille sous roche. 

Etrange paradoxe : le libertin, nous l’avons vu, applique aux échanges sexuels une logique purement capitaliste ; et en même temps il s’imagine être le dernier rempart à la barbarie que constitue le tourisme sexuel mondialisé.

La critique, à l’époque, n’a pas interrogé cet aspect du personnage de Nil, et a préféré voir en lui le scandaleux libertin dont parle Philippe Sollers dans son article. Pour quelle raison ?  Il existe certainement une explication sociologique à cela. Mais la sociologie n’est pas notre domaine. Osons donc une autre hypothèse : la critique s’est fourvoyée parce que la littérature a le pouvoir de voiler la réalité. 

Pouvoirs de la littérature

Les romans de Matzneff ont en effet ceci de pervers, qu’ils effacent la question du consentement, en la remplaçant par la description d’une joie sexuelle réciproque. Ainsi, les enfants des romans et journaux de Matzneff acceptent toujours avec plaisir l’acte de leur prédateur. La littérature, ici, manipule la réalité pour montrer de la liberté et du partage là où, en réalité, il y a de la contrainte et de la violence. Autrement dit encore, la question du rapport de domination qu’induit nécessairement la relation sexuelle entre un adulte et un enfant est passée sous silence dans les romans de Matzneff. 

Or c’est bien là ce que nous ne pouvons pas reprocher aux livres de Matzneff précisément car c’est le propre de la littérature : mentir le réel, pour le sublimer. L’oeuvre, par essence, ment, c’est-à-dire transforme et modifie la réalité, pour recréer du sens, de la beauté, de la littérature. Mais repensons, dans ce cas, un instant, à la fameuse théorie du “mentir-vrai” d’Aragon : pourquoi l’oeuvre ment-elle ? Pour rendre le réel encore plus réel, et non pour en donner une image falsifiée ; pour lui apporter une qualité de vérité que la simple énumération des faits, aussi précise soit-elle, ne peut donner. Est-ce lecas dans les romans de Matzneff ? Chez cet auteur, l’oeuvre trahit bien la réalité. Quelle réalité ? Celle du rapport de domination qui s’exerce dans la relation amoureuse et sexuelle entre un adulte et un mineur. Mais cette trahison n’a pas pour fonction de rendre le réel plus évident, et plus lisible. Il n’a pas pour vocation, par exemple, de dévoiler au lecteur la réalité de la condition du libertin ou du pédophile, mais au contraire d’en donner une image romantique et rêvée : celle d’un séducteur fragile, hanté par ses amours passés, et qui sait donner du plaisir à ses partenaires, même aux jeunes enfants qu’il sodomise à Manille. Deux types de littérature semblent ici se dessiner : une littérature qui trahit le réel au nom du réel ; une littérature qui trahit le réel au nom du rêve et de la sublimation. Ou, pour simplifier encore : une littérature du réel, et une littérature du travestissement. Matzneff semble bien appartenir à la seconde catégorie. 

Écoutons ici l’un des plus éminents représentants contemporains de la première catégorie d’écrivains : Philip Roth. Pour l’auteur de La tâche, le réel devrait pourtant être l’unique préoccupation du romancier ; et sa représentation est “le coeur de la tâche assignée à tous les romanciers américains depuis Melville et sa baleine, ou Mark Twain et son fleuve” ; car, nous dit-il, dans son discours prononcé en 2013 au Newark Museum pour ses 80 ans, “sans une solide représentation de la chose – animée ou inanimée -, sans représentation décisive du réel, il n’y a rien“. Il n’y a rien, c’est-à-dire : il y a l’ego. Quand l’écriture du réel disparaît, ajoute-t-il dans son article Figures du romancier américain paru dans la revue Commentary en mars 1961, l’écriture nombriliste du soi prend implacablement sa place. Autrement dit, soit l’écrivain fait exister la réalité, soit il se fait exister à travers elle.  

Îvre du vin perdu est fondé sur la célébration d’un mode de vie, celui du libertin, et d’un type particulier de libertin, qui a été qualifié de “libertin sentimental“, derrière lequel se dessine à chaque page la figure de Gabriel Matzneff, cet homme qui a toujours revendiqué la parenté de son oeuvre et de sa vie. Le roman peut en effet se lire comme un éloge de l’hédonisme sexuel, c’est-à-dire du mode de vie pratiqué par l’auteur lui-même, comme en témoigne ses journaux autobiographiques (Mes amours décomposés, par exemple). Au centre d’Îvre du vin perdu, il y a donc la figure démoniaque et séduisante de Nil, qui clame, à chaque page : “regardez-moi, j’existe“.  L’écriture du réel, ici s’efface, au profit de la glorification de l’existence de ce personnage, c’est-à-dire de Gabriel Matzneff lui-même, qui a peut-être, comme l’affirme Louis Bance, “confondu militantisme et littérature” ; ou, pour traduire, avec nos mots : choisi l’écriture du soi au profit de l’écriture du réel. Or cette écriture du soi, nous l’avons montré, trahit la vérité, car elle passe sous silence la question cruciale du consentement. 

Mais dans ce cas, que propose-t-elle à la place ? Une illusion. Quelle est-elle ? Nous pourrions dire : celle de la joie libertine. Cette illusion possède son charme et sa séduction. Quel est ce charme ? Les lettres d’amour des jeunes adolescentes ; les dîners mondains ; les promenades mélancoliques au jardin du Luxembourg. Mais pour que ce charme opère il faut mentir le réel. Si Nil était un prédateur cruel, nous ne souhaiterions pas lui ressembler ; nous ne ressentions pas, à la dernière page du livre un tressaillement. Si la réalité crue de la violence sexuelle avait été froidement montrée, nous ne sortirions pas de la lecture de ce roman nimbé d’un doux sentiment de mélancolie, comme de nombreux lecteurs de Matzneff ont pu le ressentir. Autrement dit encore, la douceur mélancolique qui émane d’Îvre du vin perdu, c’est-à-dire son charme implique de mentir le réel et la violence faite par le libertin aux enfants. Au lecteur, dès lors, de choisir de croire, à cette littérature et à son charme, ou non.  Mais ce serait un tort de lui en priver la lecture.

Éloge de l’égarement

Car la littérature possède ce pouvoir unique de nous donner à voir l’éventail des possibilités humaines ; elle est une fenêtre ouverte sur la condition humaine, et sur sa part de noirceur. Elle propose à son lecteur des modèles éthiques, qui ne sont pas forcément les siens et qui le déplace ainsi de ses manières habituelles de penser, et de sentir. Elle possède ainsi ce pouvoir insidieux de nous transformer de l’intérieur sans que nous ne nous en rendions compte, et peut-être, il est vrai, de désinhiber certains désirs criminels réprimés : en d’autres termes, pour reprendre le titre d’un essai de Marielle Macé, elle stylise notre manière d’être au monde, c’est-à-dire notre regard, notre comportement, notre manière de marcher autant que de penser. 

Mais, nous dit aussi l’essayiste, la littérature mène au façonnement de soi et à l’esprit critique, précisément car elle impose une confrontation avec des types d’existences que nous n’approuvons pas forcément. Autrement dit, la découverte d’autres existences que la nôtre engage un choix entre ces différentes existences, et impose d’elle-même un travail de discernement, de tri, de sélection : car elle nous rend libres d’accepter ou de refuser. La littérature nous oblige, en nous présentant des modèles, à nous positionner. Elle possède certes le pouvoir de nous fasciner, mais aussi celui de de nous désaveugler. Elle est le poison, et l’antidote.  

Je souhaiterais prendre un exemple personnel pour terminer cette réflexion : autour de mes 22 ans, j’ai lu et aimé le roman Îvre du vin perdu. J’ai été sensible à la mélancolie amoureuse de Nil, et à la beauté des lettres passionnées d’Angiolina ; Îvre du vin perdu est en outre un beau roman sur le temps qui passe, sur la mémoire de l’amour, et sur la disparition progressive des liens que tissent la passion. Et je considère encore ce roman du souvenir comme un beau récit, même s’il n’a pas l’envergure des très grands romans réalistes, à cause notamment de son narcissisme, comme j’espère avoir réussi à le montrer.  

J’ai pris ensuite mes distances avec l’oeuvre de Matzneff, et je pense que cet éloignement est lié à un intérêt croissant pour la méditation, et le bouddhisme, qui aujourd’hui occupent une place primordiale dans mon existence. Mais ma découverte de la méditation n’est pourtant pas sans rapport avec les romans de Matzneff. L’importance accordé au corps dans la littérature libertine m’a mené à la pratique de la méditation, qui repose également, quoique d’une toute autre manière, sur l’attention au corps. Cependant, j’ai trouvé dans le bouddhisme, quelque chose que je n’avais pas trouvé dans l’oeuvre de Matzneff, à savoir une éthique, c’est-à-dire un dépassement de la logique purement individualiste. Cette absence d’éthique, peut-être, me manquait alors, dans les livres que je lisais. 

Étrangement donc, c’est bien l’individualisme de l’oeuvre de Matzneff qui m’a mis en quête, en recherche d’autre chose, et m’a mené, de lectures en lectures, de discussions en discussions, au bouddhsime, qui repose d’abord sur le don de soi à autrui, c’est-à-dire sur une attitude radicalement opposée à celle du personnage de Nil Kolytcheff. Un lien, dans mon cheminement intellectuel, les réunit pourtant. Comment expliquer ce paradoxe ? Je ne saurais le dire ; cela appartient à la singularité de l’esprit humain, qui m’émerveille. 

Mais je sais aussi que cette éthique du don que j’apprends en méditant me permet de poser, aujourd’hui, un jugement moral sur l’oeuvre de Gabriel Matzneff, qui n’était certainement pas le mien il y a 5 ans. Et si je n’avais pas eu accès à l’oeuvre de Matzneff, je n’aurais pas pu poser ce jugement. Je n’aurais pas pu effectuer ce travail de comparaison, et d’opposition, dont parle Marielle Macé dans son essai. Je n’aurais pas pu y revenir, suite à la polémique de ces dernières semaines, chargé de mes lectures nouvelles, habité de mon nouveau regard. 

Interdire la lecture de certains livres au prétexte de leur immoralité, c’est interdire l’égarement, cette pratique en liberté de la lecture, qui est si précieuse et si fondamentale pour la formation de notre jugement.

Interdire la lecture de certains livres au prétexte de leur immoralité, c’est interdire l’égarement, cette pratique en liberté de la lecture, qui est si précieuse et si fondamentale pour la formation de notre jugement. Car, c’est précisément ce vagabondage qui façonne notre singularité, et qui nous permet de faire chemin. Comment puis-je entrer sur un chemin spirituel, si je ne rencontre pas le mal, la violence et la souffrance ? Si je ne fais pas l’épreuve de sa séduction, de sa fascination ou de son ignorance ? Si la littérature n’est pas là pour éclairer cette part de moi-même qui existe mais que je ne connais pas ? Certes elle peut nous égarer ; mais ne faut-il pas courir le risque ? Car le cheminement spirituel n’est-il pas à ce prix ? L’égarement en d’autres termes, n’est-il pas le lieu-même de la transformation intérieure, c’est-à-dire de la découverte profonde avec ce qui vit en moi et que j’ignore ? Se perdre, c’est s’offrir la possibilité unique de se retrouver, c’est-à-dire de se découvrir pour la première fois ; c’est peut-être aussi le premier pas sur le sentier spirituel, comme l’affirme le fameux proverbe Yiddish: “ne demande pas ton chemin à qui le connaît, tu risquerais de ne pas te perdre“.