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Nul autre mot peut-être ne convient mieux pour présenter d’emblée l’œuvre de Frédéric Jacques Temple que celui de traversée. Ce voyageur amoureux de la mer et de l’océan, proche de Blaise Cendrars, figure tutélaire du poète, Henry Miller ou Lawrence Durrell, ne cessa en effet d’arpenter le monde depuis son Sud natal et d’en faire la matière de sa poésie. Traversée du siècle, du monde, mais aussi des hommes et des femmes qu’il rencontra, son œuvre est aujourd’hui mise à l’honneur avec la publication du volume La Chasse infinie et autres poèmes dans la collection Poésie / Gallimard.

À l’occasion de cette parution, une soirée eut lieu en son honneur le 3 février dernier au théâtre des Déchargeurs à Paris. Grâce au comédien Denis Lavant et à son talent inégalé pour faire entendre la poésie et l’incarner, ainsi qu’à l’échange mené par Alice Nez avec Claude Leroy et Gérard Lieber, tous deux fins connaisseurs du poète, le public confidentiel de la petite salle Vicky Messica eut la chance de prendre place à bord de son œuvre le temps d’une soirée. Cet article se propose de s’en faire l’écho et le prolongement pour vous inviter à la découvrir à votre tour.

La « Chasse infinie »

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La traversée inaugurale fut pour Temple celle de l’Atlantique à bord du United States, en 1960, à l’issue de laquelle, comme il le raconte au micro de Marie-Hélène Fraïssé sur France Culture, il vit « à quatre heures du matin, tout d’un coup, les lumières de New York sortir de l’eau ». Il avait alors 39 ans, et déjà beaucoup voyagé. Mais ce n’est que progressivement, semble-t-il, que ses voyages, sur mer comme sur terre, sont devenus constitutifs de son identité et de sa poésie. « Je suis un arbre voyageur / mes racines sont des amarres » écrit-il ainsi dans « Arbre », l’un de ses poèmes les plus célèbres et qu’il qualifie non sans malice de « tube qu’on [lui] ressort tout le temps ».

Dans cet autre poème, « La Chasse infinie », voici comment se présente le poète : « C’est par les veines de la terre / que vient Dieu […]. / Sur un lit de faînes rousses / je le contemple / par les pores de l’inconscience / et j’adore la senteur fauve / qui transsude / de sa présence abyssale. / Erigé dans la folle avoine / je le traque, / l’aurochs éternel / hérissé d’angons, / dont l’œil béant m’invite / à la chasse infinie. ». À l’invitation d’une nouvelle divinité panique, l’activité poétique se fait ainsi départ pour traquer un réel immémorial et que l’on sait d’emblée inépuisable.

Une poésie ancrée

Sa poésie porte alors en elle les marques de ce réel qui la fait naître, à commencer par les titres. « Larzac », « Grande Drailhe », « Aigues-Mortes », « Sacramento », « San Francisco », « Opelousas », « Cabo verde », « Port sur le Saint-Laurent », « Heidelberg », « Glendalough », « San Marco » … Au fil des titres des poèmes, le lecteur découvre la constellation des lieux parcourus, de la région natale de Montpellier, entre le Larzac et la mer Méditerranée, à l’Amérique du Nord notamment, où deux séjours l’ont particulièrement marqué, l’un auprès des Amérindiens du Nouveau Mexique et l’autre au Québec, où il eut l’impression de retrouver un pays sien.

Loin de vouloir effacer les références, le poète ancre ainsi sa poésie non seulement par l’inscription des toponymes mais aussi des noms des personnes avec qui il se trouvait et à qui il dédie très souvent ses poèmes. Parfois même – mais rarement – une date apparaît, comme dans « Anniversaire » ou dans le très beau poème d’hommage à Blaise Cendrars, le calligramme « La main amie », où il évoque leur première rencontre après-guerre. À cet égard, l’édition de Claude Leroy, riche en notes qui précisent les personnes et les circonstances dans lesquelles le poète a découvert tel ou tel lieu, est particulièrement précieuse.

Un poète à l’affût

Cet ancrage volontaire dans le réel, qui privilégie les noms aux dates, est l’indice qu’il ne s’agit pas pour Temple de traverser le monde en y restant à la surface. Il faut s’y arrêter, y prendre place.

Cet ancrage volontaire dans le réel, qui privilégie les noms aux dates, est l’indice qu’il ne s’agit pas pour Temple de traverser le monde en y restant à la surface. Il faut s’y arrêter, y prendre place. D’ailleurs, même si le poète voyage, il se présente rarement en mouvement, car l’attitude du chasseur qui l’intéresse le plus est celle de l’affût. Le poème « Mémoire », situé juste après « La Chasse infinie », le précise en effet : « Immobile / sois / immobile // écoute / le soleil / monter / dans le vol des courlis // reste immobile / quand passe le busard / sur les roseaux de l’aube // immobile / à l’espère / vois dans le vol des pluviers / ta mémoire / inconnue / se lever au ponant. » La chasse n’est pas synonyme de mouvement perpétuel. Au cœur de celle-ci se trouve l’espère, beau terme du Midi synonyme de l’affût mais qui dit mieux que lui les promesses dont elle est porteuse. Car c’est elle qui, grâce à l’éveil de tous les sens, nous rend le plus disponible au monde et, en particulier, aux plus grands voyages, comme ceux de ces oiseaux migrateurs dont Temple égrène ici les noms.

L’attention soutenue au monde conduit alors non seulement le poète à nommer le plus précisément ce réel, dont il honore ainsi la richesse et la diversité, mais aussi à s’intéresser au plus infime. Dans « Écrit sous un figuier », poème empli de synesthésies, Temple rend compte de la chute d’une figue (« Loin des loriots furtifs / dérobés par de larges mains vertes / tombe une figue, molle / dans l’ombre sèche où somnole / un hamac. L’odeur lactée / de femme allant à la margelle / alourdit le serein. ») ou de celle des gouttes de pluie (« La pluie : gouttes distinctes, / mates, dans le feuillage, / impacts d’insectes morts / sur la vitre embuée. La pourpre des pavots / brasille dans le soir / bruissant de tourterelles. »).

« Conjurer l’épaisseur du temps »

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Cette poésie ancrée dans le monde naturel semble alors faire fi de l’histoire, comme si le poète avait pris le parti des lieux contre le temps. Des poèmes, la trame des événements historiques est en effet quasiment absente. Le poème « Mémoire » par exemple, précédemment cité, est dédié à Luis Mizòn, poète chilien en exil à Paris après le coup d’État de Pinochet, et l’on voit ainsi que l’histoire affleure, mais à peine, très légèrement, et sans que le poème en porte la trace explicite.

Une exception toutefois, la Seconde Guerre mondiale, véritable expérience traumatique pour le poète, qu’il évoque très précisément dans ses Poèmes de guerre. Temple a écrit notamment sur la campagne d’Italie, à laquelle il a participé alors qu’il avait 23 ans. Monte Cassino, Venafro, Garigliano sont autant de lieux devenus des titres de ses poèmes. Il ne faudrait toutefois pas voir dans cette poésie de l’événement un écart par rapport au reste de son œuvre. Car en raison de l’ampleur de la catastrophe, celle-ci rejoint les cataclysmes immémoriaux. Temple rapproche ainsi explicitement dans « Merry-go-round » ou « Sous la cendre », écrit en mars 1944, le désastre que représenta la guerre près de Naples de l’éruption contemporaine du Vésuve et de celle de l’Antiquité : « Jaloux de la tuerie / et du fracas des armes / le Vésuve / déchaîne son artillerie / endormie pendant des siècles. // J’ai vu ce qu’a vu Pline / la terrible splendeur / des laves infernales / hurlant / dans la foule. »

Temple est ainsi bien avant tout le poète des stèles préhistoriques et de la nature immuable, même quand il évoque ces moments de bouleversements historiques. Les lieux en particulier le fascinent car ils sont porteurs d’une permanence, de ce temps qui ne passe pas pour reprendre une expression du poète. La Méditerranée par exemple, berceau de son enfance et de son imaginaire grec, est perçue comme un lieu éternel, qui transcende les époques et même l’histoire, avec « ses vagues qu’ont vues les matelots d’Ulysse » (« Méditerranée »).

Les dieux en exil

Cette permanence de la nature est cependant remise en question et le poète s’inquiète de certaines disparitions, comme celles de ces animaux marins qui semblent venus du fonds des âges. Ainsi des hippocampes : « les dieux ont déserté / les algues / où ne dansent plus / les gentils hippocampes » (« Collioure »). Ou encore des dauphins : « Et nous dansions / avec ces joyeux compagnons / au doux regard, aux gracieuses voltiges, / ces petits dieux si bien civilisés / émergeant des abysses du temps, / qui nous faisaient l’honneur / de leur plaisir / dont la musique illuminait nos songes… / Les dieux sont en exil, / nos appels sans réponse. » (« Méditerranée »). L’atteinte portée par l’homme à la nature tutélaire va jusqu’à mettre en danger la parole poétique dans le poème « Laissez-moi » : « Laissez-moi vous dire / qu’ils ont annulé l’oiseau / laissez-moi / Ô laissez-moi vous dire / qu’ils ont souillé le sable / non, laissez-moi le silence / laissez-moi dormir / Ô laissez-moi ! ».

La poésie de Frédéric Jacques Temple est une traversée en profondeur, faite d’une attention extrême portée au monde, un chemin jalonné de moments ancrés dans un présent qui dure

Ainsi loin d’être une traversée superficielle du siècle passé, la poésie de Frédéric Jacques Temple est une traversée en profondeur, faite d’une attention extrême portée au monde, un chemin jalonné de moments ancrés dans un présent qui dure, en quête d’immémorial, et d’où la succession des événements est quasiment absente. Mais les soubresauts historiques eux sont bien présents, qu’il s’agisse de la guerre ou de l’environnement. On comprend alors mieux les poèmes apocalyptiques de Temple comme « Armageddon », ou encore l’image de l’ « aurochs éternel hérissé d’angons » dans « La Chasse infinie », cette divinité victime de la violence des hommes. La poésie de Temple porte ainsi la trace de ces divers bouleversements, à la manière des plis opérés par les catastrophes dans les strates géologiques, présentes mais déjà transformées en une matière amenée à durer.

Marie Calmettes