Parmi tous les thèmes abordés par les quelques 1500 pièces proposées au festival d’Avignon, celui de la mémoire est peut-être le plus passionnant et le plus difficile. Un défi que relèvent avec plus ou moins de succès deux pièces du in (Baldwin and Buckley at Cambridge de la Compagnie Elevator Repair Service et Portrait de l’artiste en ermite ornemental de l’artiste plasticien Patrick Corillon, jouées début juillet) et une pièce du off (Paquita ! interprétée par Marine Llado jusqu’au 29 juillet).

Le risque de la momification

(c) Christophe Raynaud de Lage

Reconstituer la mémoire collective sans la momifier n’est pas une tâche aisée. Malheureusement la pièce de théâtre que l’on pourrait qualifier de documentaire, Baldwin and Buckley at Cambridge de la Compagne Elevator Repair Service ne parvient pas à relever le défi malgré un texte sur le racisme qui résonne fortement avec l’actualité.

Mais si la représentation théâtrale a l’avantage d’être plus adressée qu’un simple visionnage du débat, le dispositif échoue à faire du public autre chose que de simples spectateurs passifs du XXIe siècle.

La pièce reconstitue en effet le débat, mené à l’amicale des étudiants de Cambridge en 1965 entre James Baldwin, célèbre auteur afro-américain et William Buckley Jr, intellectuel conservateur, autour de la question suivante : « Le rêve américain n’existe-t-il qu’aux dépens du Noir américain ? ». Sur scène, deux pupitres face à face, deux excellents comédiens et la puissance des mots qui ont fait date (le débat, filmé à l’époque, a été visionné des millions de fois sur YouTube où il est toujours disponible.

(c) Christophe Raynaud de Lage

Mais si la représentation théâtrale a l’avantage d’être plus adressée qu’un simple visionnage du débat, le dispositif échoue à faire du public autre chose que de simples spectateurs passifs du XXIe siècle, se donnant bonne conscience en écoutant avec admiration Baldwin et en s’indignant intérieurement (on l’espère !) des effets de manche de Buckley, alors que le metteur en scène John Collins affirme qu’ « au théâtre, on s’adresse directement au public comme s’ils étaient les étudiants de Cambridge, il y a une immédiateté (…) et surtout il faut continuer la conversation» (La matinale du festival le 09/07/23). En voulant donner une représentation la plus épurée possible, John Collins met surtout en évidence qu’une véritable scénographie est indispensable et qu’on ne peut se contenter du texte et du jeu des comédiens.
De charmantes images flottantes

A contrario, le spectacle de l’artiste plasticien Pactrick Corillon réussit là où Elevator Repair Service échoue en permettant aux spectateurs de s’approprier une mémoire individuelle et collective. A l’origine du titre du spectacle, une réalité historique : en Angleterre, certains riches aristocrates faisaient venir des ermites dans des grottes aménagées dans leur jardin pour divertir leurs invités en leur proposant un moment de philosophie. A la façon de ces ermites, Patrick Corillon s’est installé dans le magnifique décor de la Chapelle des Pénitents Blancs pour nous offrir une heure et demie de rêverie.

Nous voilà partis pour une première promenade en compagnie ce curieux conteur à travers Des images flottantes. A partir d’une anecdote (un enfant ébloui par une représentation de Pelléas et Mélisande commence à collectionner les croix blanches qui servent aux comédiens pour leurs placements), l’artiste nous raconte, de sa voix chaleureuse et douce, un moment d’enfance à l’aide de ces quelques croix et autres objets aimantés « qui semblent être de petites choses mais sont de puissants révélateurs de fiction » (Patrick Crillon, Entretien réalisé par Marion Guilloux pour le site du festival). Objets qu’il manipule  avec une fluidité qui confine à la virtuosité. Il fait ainsi de l’art non pas quelque chose de vertical mais un moment de partage tout en émotions et en rires (le fantasque narrateur que ses parents essaient de socialiser et de détourner de ses fameuses petites croix est envoyé en stage dans un musée parisien où une non moins fantasque animatrice l’invite à devenir – littéralement- une œuvre d’art à l’aide d’exercices de torsion assez cocasses … avant qu’un drame ne survienne).

Nous retombons en enfance grâce à ce spectacle ingénu détonnant dans une programmation qui se prend très (trop?) au sérieux.

Après ce moment de communion, au tour des spectateurs, répartis de part et d’autre de la salle et équipés de plateaux de jeux de perles à manipuler, d’imaginer le voyage, conté par Dominique Roodfooth, d’un petit vers se cherchant un but dans l’existence. L’agrandissement de la scène dans cette deuxième partie et la semi-obscurité (les spectateurs sont équipés de lampes) symbolise à merveille une sorte d’extension du domaine de la fiction et de la rêverie, à la fois collective à l’image de tous les points lumineux que projettent les spectateurs, et intime face à ce curieux plateau où erre notre petit vers.

(c) Christophe Raynaud de Lage

Une exposition complète ce dispositif qui nous fait agréablement retomber en enfance grâce à ce spectacle ingénu qui détonne dans une programmation qui se prend au contraire parfois très (trop) au sérieux.

Les sons des sentiments

Être à la fois joyeusement inventif et très humble, c’est l’objectif que semble s’être également fixé le dernier spectacle de notre sélection, vu dans le off : Paquita ! de la compagnie Mothers in Trouble.

Le sujet ne prête pourtant guère à sourire pour qui connaît un peu l’Histoire : la narratrice raconte le périple de sa grande-tante Paquita, dont la famille, républicaine, est obligée de fuir l’Espagne du dictateur Franco pour la France. Sur le chemin de l’exil, connu sous le nom de Retirada, bombardements, séparations, et surtout détention dans les camps de concentration français (Argeles et Rivesaltes, que l’on peut visiter non loin d’Avignon…) où sont entassés en plein hiver 39, à même la plage, des milliers d’hommes, de femmes, et d’enfants sans eau ni électricité sous les quolibets de Français peu compatissants, à quelques exceptions près…

(c) Mothers in trouble

Au lieu de nous imposer une reconstitution en costumes d’époque et en images d’archives, comme cela arrive malheureusement trop souvent, la mise en scène repose sur un ensemble d’ objets qui se transforment au gré de l’histoire et surtout une spatialisation sonore admirablement immersive et réglée sur la performance de l’excellente Marine Llado qui incarne avec une infinie tendresse mais tout autant d’humour, toute une galerie de réfugiés espagnols, souvent truculents, toujours émouvants mais jamais caricaturaux. A partir de l’univers sonore, du châle de la grande-tante et du jeu de Marine Llado, c’est au spectateur de se figurer les épreuves traversées par Paquita, qu’il ait vu les photos de Robert Capa et lu Pour qui sonne le glas ou qu’il découvre totalement cet épisode méconnu, répétition générale tragique de la barbarie fasciste à l’aube de la seconde guerre mondiale.

Au lieu de nous imposer une reconstitution la mise en scène repose sur spatialisation sonore admirablement immersive et réglée sur la performance de l’excellente Marine Llado.

Que l’on soit de parti pris  (la grand-mère de l’autrice de ces lignes fut elle-aussi enfermée à Argeles…) ou non, impossible de ne pas être ému par ce spectacle qui est un vibrant hommage à la résilience de ces presque 450 000 espagnols qui payèrent le prix fort de leur lutte pour la liberté et la démocratie. A l’heure où des élections générales ont lieu en Espagne, et où la droite conservatrice projette de s’allier avec le parti d’extrême-droite Vox (qui entretient une certaine ambiguïté avec son héritage franquiste), il n’est pas inutile de se souvenir…

(c) Mothers in trouble
  • Paquita ! écrit par Pierre Delaup et interprété par Marine Llado à La Factory -Chapelle des Pénitents jusqu’au 29 juillet – relâche le 24 juillet.