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En ces temps troublés par la propagation du COVID-19, Zone Critique a décidé d’ouvrir ses colonnes à quelques écrivains ayant accepté de rendre public leurs journaux de confinement. Vous découvrirez ainsi chaque dimanche les pensées intimes et les réflexions de ces auteurs qui vivent comme nous tous la crise sanitaire. Pour ce premier témoignage, nous avons l’immense honneur d’accueillir François-René de Chateaubriand.

En fermant la grille du grand parc, j’ai refermé sur moi la porte d’un tombeau que je hante encore vif, dans l’attente sereine de la mort. Ce portail de fer sombre se clôt sur un monde qui ne me connaît plus, et que je ne regrette point. Citoyens désormais reclus d’une République où règnent les lois inhumaines du négoce international, mes contemporains ne savent plus mon nom ; tandis que les leurs me deviennent imprononçables, comme ceux de toutes choses qui défont l’éternité pour faire un temps nouveau, un âge inédit où le vieux langage d’autrefois et de toujours ne trouve plus rien à quoi se fixer. Je n’entends plus le siècle où je finis ; il est bon que le silence soit le péristyle de mon sépulcre. Mes vieux ans s’achèvent dans une retraite médicinale. Qui veut maintenant la santé doit aimer la solitude. L’épidémie rétablit dans les âmes frénétiques de hautes vérités, piétinées et détruites naguère. Le corps qui se sait souffrant montre le saint exemple à l’esprit qui s’ignore malade ; et peut-être l’âme confinée découvrira-t-elle de nouveau l’infini qu’elle porte en elle.

Le tumulte du monde, ici, ne m’atteint pas ; les entrelacs, les complications serrées de feuilles et de branches, dans les bois qui m’entourent, ne laissent rien filtrer de ce tapage d’apocalypse ; ils sont le royaume encore exclusif d’un concert d’oiseaux sauvages, dont le chant est indifférent aux tremblements des empires. Ici l’unique malade est mon âme ; la seule souffrance est celle de mon esprit ; et ces deux-là ne sont guère contagieux pour personne. Le seraient-ils, au reste, qu’ils ne trouveraient pas à la ronde une créature où propager leurs vénéneuses substances. Dès longtemps, je n’attends plus rien des hommes, et les mesures d’isolement où nous réduit aujourd’hui notre gouvernement n’auront changé rien à mon existence ; sinon de fermer, plus encore qu’auparavant, ma porte aux derniers parmi mes semblables qui eussent pu me faire l’amitié d’une visite. Désormais, la haute grille close de mon domaine ne s’ouvrira plus que pour y laisser pénétrer, ou en laisser sortir, les quelques de mes domestiques qui ont autorisation d’aller au ravitaillement. L’ultime de mes exils sera peut-être de demeurer là, dans les bois de ma jeunesse et dans le silence de mon grand âge, ma pauvre plume à la main, contemplant désolé l’effondrement fatal d’une France depuis longtemps fantomatique.

De loin, au travers des campagnes, des vallons et des monts, j’entends parfois l’écho de la rumeur des grandes villes, le bruit lointain des décisions qui se prennent et se déprennent à Paris, et qui jettent mes compatriotes dans une confusion fébrile où je gage que le gouvernement se réjouit de les faire donner, afin de préserver ce simulacre de légitimité dont il s’est fait un sceptre de bois, lequel maintenant lui branle bien dans la main. Le trône sans roi vacille, mais la terre tremble ; et les peuples effarouchés n’ont plus le temps de lever même les yeux au-dessus d’eux pour distinguer, dans les cimes, la danse obscène et insolente de nos régnants nouveaux. Au fond de ma retraite, parfois, me parviennent encore quelques glapissements du Premier Monsieur de France, béjaune dont nul parmi mes ancêtres eût voulu pour cirer ses bottes de chasse, d’une vileté d’âme si prononcée qu’il fit son éducation dans le négoce plutôt que dans les bibliothèques ou dans les armées, seuls lieux de mon sens où se peut faire la formation d’un jeune homme digne de ce nom. C’est en leur mettant à la main une plume ou une épée, parfois les deux, que l’on fait des hommes ; non pas en leur confiant les clefs du coffre. J’ignorais, en quittant jadis mes fonctions officielles, que je laisserai en partant, derrière moi, le champ libre aux bêtes de foire. L’eusse-je deviné d’ailleurs que je n’en fusse pas moins parti, par crainte d’avoir non point de tels successeurs, mais de si piètres collaborateurs.

Le Premier Monsieur de France à présent défait, fil après fil, la pourpre et l’hermine somptueuses de ma patrie, qui n’aura bientôt qu’un pagne d’Iroquois pour tout linceul. Qu’ai-je donc à faire encore, aujourd’hui, de sortir de chez moi ? L’isolement obligé m’est une bénédiction ; ma nature tout entière y consonne, et l’harmonie de mes bois demeure désormais le seul concert où je désire de faire entendre ma voix. Ou plutôt, je désire de m’y promener enfin en auditeur, mêlé par la seule mélancolie de mon âme aux sonorités charmantes dont les épaisses ramures sont ici l’écrin. Parfois, les voies tortueuses, les troubles ambitions humaines, rejoignent mystérieusement les plus profondes aspirations de notre nature ; et je songeais que, peut-être, parmi les tribulations dolentes d’un monde épuisé, deus mihi haec otia fecit.