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Il y a cent ans, le 10 mars 1920, naissait Boris Vian.  Pour célébrer cette date anniversaire, Zone Critique vous emmène visiter l’appartement de l’auteur de l’Ecume des jours, au 6 bis cité Véron, à Paris, guidé par la mandataire de son œuvre, Nicole Bertolt.  L’écrivain occupa cet appartement, aussi atypique que poétique, de 1953 à sa mort en 1959. Notre visite sera suivie d’un échange avec Nicole Bertolt, au sujet de l’héritage de Boris Vian, de ses influences et de ses successeurs. 

C’est au 6 bis cité Véron, impasse sise derrière le Moulin-Rouge, par un bel après-midi déjà printanier de février (ou devrait-on écrire févrimai, pour parodier la temporalité réinventée de l’Arrache-Cœur ?) que Nicole Bertolt, mandataire de l’œuvre de Vian, directrice du patrimoine, présidente de la Fond’Action Boris Vian et Commanderesse exquise de l’Ordre de la Grande Gidouille, accueille, comme à son habitude, un petit groupe de visiteurs triés sur le volet, qui seront autorisés à visiter l’appartement qu’a occupé Boris Vian de 1953 à sa mort en 1959.

Triés sur le volet car il faut avoir motivé sa demande, « manuscrite de préférence » (soyons snobs), pour avoir le droit de pénétrer dans l’intimité du Bison Ravi, de sa famille, de son voisin Jacques Prévert et de son cercle d’amis (Ionesco, Queneau, Grimault…).

C’est donc tout au bout de cette impasse, la plus longue de Paris, qu’une plaque indique le lieu de résidence atypique de Vian et des frères Prévert. Des étiquettes à leurs noms sur les boîtes aux lettres y sont d’ailleurs toujours indiquées.

Nicole Bertolt nous fait monter les escaliers, situés derrière la sortie de secours du Théâtre Ouvert, où se situent également les bureaux de la Machine du Moulin Rouge.

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Au deuxième étage se trouve l’entrée de l’appartement, surplombée d’un avertissement du poète ingénieur : « La direction de l’établissement informe les génies méconnus que le manque de place ne permet pas de les recevoir », clin d’œil évident au second génie qui habite de l’autre côté du palier : Jacques Prévert. Ces deux appartements atypiques (en fait, des baux commerciaux), se partagent une immense terrasse de 400m², qui donne d’un côté sur la rue Cauchois et offre de l’autre une vue unique sur le Moulin Rouge. Cette terrasse, où trône en son centre le dôme de la coupole du Théâtre Ouvert, agrémenté d’illustrations de Jérôme Mesnager, servit de terrain de jeu aux enfants Vian et Prévert, moins au poète lui-même qui, s’il aimait regarder les ailes du Moulin Rouge, préférait le confort étroit de son bureau. C’est aussi ici que Vian, Prévert et son chien Ergé, tous les trois membres du Corps des Satrapes – le plus célèbre et le plus fermé des Corps du Collège de Pataphysique – formèrent « la Terrasse des Trois Satrapes ». Enfin, c’est là que reposent, dans un pot de fleurs, les cendres d’Ursula Kübler-Vian, seconde épouse de Boris. Ancienne danseuse et actrice suisse, c’est elle qui s’occupa de la postérité littéraire de Vian, jusqu’à sa mort en 2010. Elle conserva intact leur domicile, faisant de celui-ci un lieu de mémoire, et chargeant Nicole Bertolt, qui l’avait aidée depuis les années 80 dans sa mission de conservation et de transmission de l’œuvre de son mari, de reprendre le flambeau.

Il faut s’imaginer la vie de bohème dans les années 50 de ce quartier alors populaire, où abondaient cabarets et cafés-concerts. Vian y chantait lui-même, au cabaret des Trois Baudets du boulevard de Clichy, où il avait été encouragé par le directeur artistique et producteur Jacques Canetti et où il était entouré d’artistes comme Suzy Delair, Michel de Ré, Georges Brassens, Léo Ferré, Henri Salvador ou bien encore Michel Legrand.

Il faut s’imaginer la vie de bohème dans les années 50 de ce quartier alors populaire, où abondaient cabarets et cafés-concerts. Vian y chantait lui-même, au cabaret des Trois Baudets du boulevard de Clichy

Vian emménage à la cité Véron en 1953. Il traverse alors une période de dépression intense. Récemment séparé de sa première femme Michelle, qui lui avait servi de modèle pour la fameuse Chloé de l’Ecume des jours et qui était devenue la maîtresse de leur ami commun Jean-Paul Sartre (où était-ce de Jean-Sol Partre ?), épuisé par ses soucis cardiaques qui le contraignirent à abandonner petit à petit la trompette (ou trompinette), travaillant d’arrache-pied pour offrir des moyens de subsistance à sa famille, atteint par l’interdiction de J’irai cracher sur vos tombes et l’arrêt définitif de sa carrière de romancier (l’Arrache-Cœur paraît cette année-là mais connaît un échec retentissant), Vian quitte alors son cagibi de 8m² au 8 boulevard de Clichy (où il avait pour voisin Darius Milhaud) sur les conseils d’Ursula, qui trouve ce local servant d’entrepôt ou, selon la légende, de loges pour Mistinguett. Son emménagement symbolisera sa joie et son insouciance retrouvées.

Ce logis de 38m², sans eau ni électricité, finira, au cours des ans et grâce à la passion du bricolage de Vian, par devenir un cinq pièces de 90m², laissant pénétrer par de grandes ouvertures la lumière qu’il appréciait tant. Il se permettra même le luxe d’aménager une mezzanine menant à une petite chambre, seul endroit de l’appartement non visitable, où aimait s’isoler le poète. Pour l’anecdote, la salle de bains étant trop petite pour y loger une baignoire, Vian dut ouvrir la cloison afin de permettre à la baignoire de s’allonger en partie dans la chambre à coucher. Tout le contraire donc de l’appartement qui rétrécit de Colin, auquel on est plus d’une fois tenté de le comparer.

En pénétrant dans l’appartement, nous sommes frappés par l’authenticité des lieux, que Vian semble avoir quitté la veille. Et pour cause, Nicole Bertolt, qui y vit désormais, a souhaité avec Ursula conserver l’appartement à l’identique, sans y rien toucher, et en évitant le plus possible d’en faire un musée figé.

En pénétrant dans l’appartement, nous sommes frappés par l’authenticité des lieux, que Vian semble avoir quittés la veille. Et pour cause, Nicole Bertolt, qui y vit désormais, a souhaité avec Ursula conserver l’appartement à l’identique, sans y rien toucher, et en évitant le plus possible d’en faire un musée figé. Dans une atmosphère jazz omniprésente (de la musique y est diffusée sans arrêt), nous pénétrons alors, sur la gauche, dans la salle de séjour où l’on cherche le pianocktail, la souris domestique, la sonnette-araignée, le Gouffé et une part d’andouillon des îles au porto musqué servi par le fidèle Nicolas. Au lieu de tout cela, nous y admirons l’impressionnante discothèque de Vian, rédacteur, rappelons-le, de la revue “Jazz Hot” de 1946 à sa mort : figurent des 78 tours de Duke Ellington, bien sûr, qui côtoient Count Basie, Oscar Peterson, le blues gospel, la variété française… Non loin de là ses instruments : la baroque guitare-lyre, un piano, un cor en laiton. Sur les murs, de nombreuses affiches (dont le gala annuel du groupe libertaire Louise Michel au Moulin de la Galette en 1955, les Carnets du major Thompson de Pierre Daninos dans la mise en scène d’Yves Robert aux Trois Baudets, avec Pierre Dudan dans le rôle principal et Rosy Varte), des photographies et portraits de Boris exhibant son « air slave », ses peintures à l’huile, le calendrier pataphysique d’Alfred Jarry, ses diplômes d’équarisseur de première classe et de satrape, à proximité de celui d’ingénieur de l’Ecole Centrale…

De nombreux objets et autres bibelots parsèment les étagères, telles une maquette de bateau de sa confection ou bien encore ces deux petites figurines censées représenter Colin et Chloé et qui illustrent l’édition des œuvres en poche de Vian, dans la collection Pochothèque. L’on se surprend alors à chantonner “J’ai tout un bric-à-brac”.

Tous les meubles, d’origine, ont été façonnés sur mesure par le poète-bricoleur lui-même, qui ne réassemblait pas que les mots. Vian, en effet, était ingénieur de formation, ce qui lui a permis de breveter de nombreux objets dont une roue élastique, une tour parallèle, un pont métallique pour chemin de fer et le peignophone, instrument composé d’une feuille de papier à cigarette et d’un peigne. En soufflant dessus, l’objet vibrait et résonnait.

A la droite de l’entrée se situe le bureau, que l’ingénieur ingénieux avait aménagé de telle sorte qu’il puisse étendre ses longues jambes d’escogriffe. Il est devenu depuis le bureau de Nicole Bertolt, qui y a installé, par clin d’œil, des exemplaires des œuvres romanesques dans l’édition de la Pléiade. Il est vrai que Vian avait manqué le prix de la Pléiade en 1946 pour l’Ecume des jours, qui n’eut pas l’heur de plaire au jury composé de Paulhan, Eluard, Malraux, Arland, Camus et d’autres et ce, malgré le soutien de Queneau (qu’il qualifia de « plus poignant des romans d’amour contemporains »), Sartre et Lemarchand.

En face de l’entrée, au bout d’un couloir, la cuisine, toute en mauve et jaune, les deux couleurs préférées de Vian, a.k.a Vernon Sullivan et où Ursula et Nicole ont passé de longs moments à discuter de l’héritage Vian.

Car il faut dire qu’Ursula a souhaité, dès la mort de Vian, que son œuvre soit diffusée le plus largement possible. Or, en 1959, ses œuvres, dont les échecs répétés avaient précipité la fin de sa carrière de romancier, étaient devenues quasi introuvables et Gallimard, qui avait même refusé de publier l’Herbe rouge, ne pensait qu’à se libérer des droits qu’il avait achetés à Vian et à écouler les stocks d’invendus restants. C’est Jean-Jacques Pauvert, dans les années 60, qui se chargea de racheter le contrat et de procéder à la réédition de l’œuvre laissée à l’abandon. Christian Bourgois prit sa suite dans les années 70, toujours en lien avec Ursula, qui coordonnait les rééditions et la publication des inédits. Les rééditions et traductions se sont alors multipliées et en quelques dizaines d’années, les romans de Vian se sont démocratisés, vendus à plusieurs millions d’exemplaires et traduits dans des dizaines de langues. La publication des romans en Pléiade en deux volumes (alors qu’Ursula en avait demandé trois) vint alors institutionnaliser une œuvre, qui était jugée dès les années 50 sulfureuse et provocatrice.

Ce travail de publication est toujours en cours actuellement ; en effet, l’année 2020 a vu la publication d’un inédit de Vian (un roman policier inachevé à la Sullivan intitulé On n’y échappe pas et terminé par six membres de l’Oulipo : l’histoire conte le parcours d’un héros de la guerre de Corée qui réalise à son retour que ses anciennes conquêtes féminines disparaissent les unes après les autres), ainsi que ses correspondances de 1932 à 1959 (soit 400 lettres, dont les deux tiers écrites par Vian, mais en réalité le nombre s’approche plutôt des 600, selon une confidence de Nicole Bertolt, qui n’a pas pu se résoudre un faire un choix trop drastique).

Pour cette dernière, l’ampleur du patrimoine de Vian restant à publier après sa mort est pratiquement unique pour un auteur français. Presque soixante ans après, une première publication des œuvres complètes chez Fayard en 2000 par Claude Durand ainsi qu’une publication en Pléiade des œuvres romanesques en 2010 n’auront donc pas encore suffi pour en venir à bout.

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Quelques questions à Nicole Bertolt

Quel regard portez-vous sur l’héritage de Vian ? Alors qu’il a stoppé prématurément sa carrière de romancier et qu’il n’était que très peu lu, il est aujourd’hui un écrivain qu’on pourrait qualifier de classique : il est étudié à l’école, une rue porte même son nom. Peut-on dire qu’il s’agit d’une sorte de revanche sur le destin ?

On peut l’affirmer, en effet. Nous sommes convaincus, à la Fond’Action Boris Vian, que son œuvre est très importante et fait partie du patrimoine mondial. Maintenant, Vian est lu par des millions de lecteurs, son œuvre en poche est tirée à 4,5 millions d’exemplaires. Cela permet de dire rétrospectivement que nous ne nous sommes pas trompés dans notre appréciation de son œuvre. Avec le public, nous disposons d’une jauge ; la demande change en effet avec les années, mais l’intérêt pour Vian reste le même. Il est entré dans son temps, plaît beaucoup à un public jeune, qu’il rassure et comprend, tout en conservant ce côté politiquement incorrect, qui attire beaucoup la curiosité. Je suis dans cette maison depuis 1976 et à cette époque, on entendait tout le temps l’adjectif « sulfureux » à son sujet. Si je ne porte pas de jugement là-dessus, il est évident que Vian est resté un provocateur et ce, dans toutes les facettes de son art.

Justement, certaines de ses facettes sont moins connues du grand public, que l’on pense au Boris Vian du Traité de civisme ou à celui des Ecrits pornographiques. Sont-ce des aspects qui mériteraient d’être davantage mis en avant ?

Les Ecrits pornographiques font partie des livres posthumes que Noël Arnaud a décidé d’assembler sous un titre qui n’est pas de Vian. C’est une œuvre assez disparate, sans vraiment de fil conducteur, ce qu’on aurait très bien pu lui reprocher, ainsi qu’à Ursula. On ne peut, à mon sens, pas vraiment avoir d’avis là-dessus, car l’essai n’a pas été transformé et surtout, ne correspondait pas à la volonté de Vian. Ce dernier a suffisamment noirci de pages qu’on pourrait qualifier de pornographes dans ses romans de Vernon Sullivan.
Concernant le Traité de civisme, c’est tout à fait différent car cet ouvrage est survenu à une période de sa vie où il est en mal d’écriture. Il se pose alors de nombreuses questions sur son siècle et décide de composer un livre qui obéisse à un processus de réflexion plus philosophique, alimenté de ses lectures de Camus, Sartre ou Kierkegaard (qu’il lisait dans le texte). Il en avait toutes les capacités. Sa thèse principale consiste à dire que ce qui avilit l’homme est le travail et la guerre, ce qui est une idée finalement simple mais qu’il a argumentée et qui renvoie à sa “Java des bombes atomiques”, qui avait fait la une du Canard Enchaîné en 1955. J’ai refait une mouture de ce Traité à partir du manuscrit et j’ai été satisfaite de savoir qu’il s’est bien vendu. Son message est donc passé. Il le disait déjà dans l’Ecume des jours qui, malgré sa fin tragique, n’est pas larmoyant comme on pourrait a priori le croire. Chloé existe-t-elle vraiment ? Au départ, l’ouvrage relate l’amitié entre deux garçons, Chloé n’intervient que plus tard et illustre autre chose, à savoir l’amour qu’on désire absolument, qu’on croit atteindre et puis qu’on perd. Si l’on va au-delà de ce constat, dans un esprit comme celui de Vian, cela signifie qu’on sort de l’adolescence, qu’on devient un adulte, d’où une angoisse liée à cette partie de soi qui meurt. Si ce roman est toujours aussi actuel, c’est parce qu’il est multi-facettes et peut, à ce titre, être adapté de multiples manières (en film, chanson, bande dessinée etc.).
Vian a tenté de réitérer l’expérience plus tard avec l’Herbe rouge, qui est assez proche de l’Ecume mais dans un autre genre et avec, cette fois, un quatuor amoureux. Puis il a réglé ses comptes avec l’Automne à Pékin. Chaque livre a une identité propre et évolue de manière différente au fil du temps.
Ursula disait souvent que Boris ne tenait aucun compte de sa postérité, de la notoriété. Il lui disait ainsi : « Tu te démerderas avec tout ça, l’ours ». Elle m’a d’ailleurs répété la même chose des années plus tard.

Vian était un artiste original, unique, qui n’entrait dans aucune case pré-définie. Quelles étaient ses influences ?

Tout d’abord Alfred Jarry, bien sûr. Vian appliquait la pensée pataphysique qui consiste à tronquer la réalité, les perspectives, d’où une certaine difficulté à suivre sa personnalité, qui était très protéiforme. Il appréciait également Alphonse Allais, Baudelaire et plus étonnamment Federico Garcia Lorca. Il se reconnaissait aussi beaucoup en Marcel Aymé et Jean Cocteau.

Est-ce que vous lui voyez des successeurs, des disciples, dans quelque forme artistique que ce soit ?

Je suis en accord avec la pensée de Vian qui disait que lorsqu’on est enfant, on sait à peu près tout faire. Il avait gardé son âme d’enfant

J’en vois plein, mais pas tous avec le même succès. Il a pu ainsi inspirer Gainsbourg, ils se sont d’ailleurs fréquentés aux Trois Baudets et à l’Echelle de Jacob. Le Cha-cha-cha du loup et les Sucettes, c’est de Vian au départ. D’ailleurs, Gainsbourg, après la mort de Vian, a embauché Alain Goraguer, qui était son compositeur et arrangeur, et a repris des titres de chansons de Vian mais avec des contenus différents.
De nos jours, je pense à Mathias Malzieu notamment (parrain des événements du centenaire), qui est un poète intégral dans tous les arts qu’il a choisis : le roman, la chanson, la musique, le cinéma. Beaucoup de jeunes pourraient se réclamer de Vian. Il suffit qu’ils aient confiance en eux. Je suis en accord avec la pensée de Vian qui disait que lorsqu’on est enfant, on sait à peu près tout faire. Il avait gardé son âme d’enfant. Imaginons qu’Ursula n’ait fait aucun effort pour que son œuvre soit diffusée, il serait alors resté dans l’ombre, comme beaucoup de jeunes artistes méritants et très talentueux mais qui, faute de notoriété, n’apparaissent jamais au grand jour. Tout est question de notoriété. Mais l’essentiel, comme le dit Boris dans l’Ecume, ce n’est pas le bonheur de tous les hommes, c’est le bonheur de chacun. C’est la clef de voûte de l’œuvre de Vian. Chacun doit se débrouiller avec soi-même, on n’empiète pas sur le territoire de l’autre.

Pour aller plus loin et consulter la liste des événements liés au centenaire et se renseigner sur les visites :

https://centenaireborisvian.com/programme/

Guillaume Narguet

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