Georges Bernanos

En ce dimanche de reprise de la célébration des offices religieux, nous avons souhaité vous livrer en exclusivité quelques pages du nouvel essai de notre éditorialiste catholique, Georges Bernanos : La Grande Peur des bien-portants

Lorsque notre gouvernement nous a annoncé que nous étions en guerre, les imbéciles ont ricané. Il n’y avait pas de quoi, la situation était bien plus alarmante que bon nombre ne voulait le croire. Nous sommes partis en lutte pendant deux mois contre un virus qui a eu pour effet de nous faire battre en retraite entre nos murs. D’une guerre de tranchées, nous arrivons à une guerre de canapés. Et ne vous y méprenez pas, le déconfinement n’est pas un cessez-le-feu. Nous voilà plus que jamais mobilisés : je vous parlais autrefois de l’institution du service militaire obligatoire comme l’un des plus beaux fruits du totalitarisme, mais ce service militaire s’arrêtait aux hommes. Désormais, tout le monde est soldat, hommes, femmes, enfants, et les vieux mieux que jamais. Nous sommes dans une guerre totale où nos armes ne sont rien de mieux que des masques et du gel. Piètre armée de carnaval…

Nous sommes dans une guerre totale où nos armes ne sont rien de mieux que des masques et du gel. Piètre armée de carnaval…

Si j’écris aujourd’hui, ce n’est pas pour vous encourager dans cette guerre de canapés, c’est pour attirer votre attention sur ses conséquences, et faire réfléchir tous ces guignols emmasqués tant qu’il est encore temps. Certains diront que nous sommes tous responsables, qu’il faut faire appel à notre raison en appliquant les gestes barrière. Imbéciles ! Ne voyez-vous point qu’en ne réfléchissant pas sur vos manières de combattre, vous vous comportez en irresponsables, comme des fous furieux qui ne cessent de se gratter, pris par cette répugnante démangeaison de l’hygiénisme ? Obéissance et irresponsabilité encore une fois se tiennent la main, et les suit en une joyeuse farandole la mascarade de ces soldats qui prennent gravement, sous leur masque, un air ridiculement citoyen, et enragent que ce même masque cache aux yeux du monde la dignité emprunte sur leur visage. Bougres d’imbéciles ! Cette guerre, avez-vous songé au nom de quoi vous la menez ? Vous battez-vous pour que l’homme puisse vivre librement, et accomplir ses plus hautes facultés ? Au contraire, vous anéantissez son intériorité et le réduisez à son unique enveloppe corporelle. Vous êtes semblables à des fous qui s’arrachent frénétiquement un carton de verres en cristal en réduisant en morceaux ce qu’il renferme. Vous avez fait de la Santé, qui est un moyen pour vivre, le but ultime, la nouvelle Patrie : merveilleux Paradis que vous nous présentez là !

Cette guerre nous fait perdre notre dignité et nous réduit à de simples corps qu’il faut entretenir comme d’effrayants robots

Que l’on y songe ! Toutes nos luttes où  s’est illustré l’esprit français ont été menées au nom de la Liberté. Voilà que nous la muselons, pour lui donner en tant que successeur, la terrifiante et intraitable Santé. Réfléchissez ! Vous cherchez à éviter la mort, mais en agissant ainsi, c’est l’homme libre que vous faites mourir. D’ailleurs, nous n’avons jamais été aussi funèbrement emplumés. Je vous le dis, dans cette guerre, nous nous battons pour une civilisation de l’homme machine, et même de l’homme numérique. Car il suffit de voir comment l’assaut est mené : auparavant, les Etats employaient les masses pour les offrir à leur rage nationaliste, désormais les masses elles-mêmes sont atomisées, et nous sommes déréalisés. Tout, le travail comme les relations, se déroule dans la solitude, encadré dans un écran. Le jour n’est pas loin où les noms de réunion, de rassemblement, de contact et de communion seront totalement vidés de leur sens et se seront prostitués pour évoquer les visio-conférences et tous les événements de ce genre. Ah ! les fiers  guerriers que nous sommes ! Nous nous attaquons avec le plus grand sérieux à ce qui reste de noble dans notre civilisation : la courtoisie française, la vie de café, le déjeuner familial, la franche poignée de main, et tous ces gestes où s’exprime la chaleureuse fraternité gauloise.

Car il faut remettre les choses à leur place : à quoi cela sert-il de vivre en bonne santé, si nous avons perdu le sens de la vie, si nous avons perdu notre liberté qui seule nous permet d’honorer notre condition d’homme ? Cette guerre nous fait perdre notre dignité et nous réduit à de simples corps qu’il faut entretenir comme d’effrayants robots, et l’on se félicitera d’avoir sauvé l’humanité quand il n’en restera que le nom. Car peut-on parler d’humanité quand les hommes ne pourront plus se rassembler pour la révéler ? Je vois d’ici les imbéciles s’offusquer dans leur salon, rétorquant que cela ne durera qu’un temps. Ils ne voient pas qu’en se battant sous les ordres inhumains de l’intraitable Santé, ce n’est plus le virus, notre ennemi, mais l’homme lui-même. Nous sommes devenus, dans cette guerre qui ne fait que commencer, et qui continuera après l’assaut du funeste Covid, ennemis les uns des autres.

Le jour vient où le règne furieux des imbéciles détruira ceux qui se révolteront en se serrant la main, et comme la rage est dépourvue de raison, ils finiront par s’entretuer au moindre éternuement. Qui aurait cru que dans le récit de l’Apocalypse, l’effondrement tonitruant s’abattant sur l’humanité serait déclenché par des enragés cherchant à sauver leur sac de peau, et qui ne réussiront qu’à s’anéantir eux-mêmes avec leur propre espèce ?