Zone Critique lance sa rubrique Un théâtre dans un fauteuil ! Pendant tout le confinement nous vous proposons de partir à la rencontre des grandes œuvres méconnues de la littérature dramatique. Nous commençons aujourd’hui avec Savannah Bay de Marguerite Duras.

Je n’ai jamais vraiment su lire le théâtre. La lecture est une histoire de réception et je n’ai jamais su quelle était ma position pour recevoir un texte théâtral. Le.la metteur.se en scène lit une pièce en vue d’une création, le.la comédien.ne en vue de la préparation d’un rôle, l’élève en vue de son prochain contrôle de français lui demandant, entre autres, de distinguer Molière de Musset et entre protase, acmé et apodose. Mais moi, vous, nous ? Qui ne lisons sans visée ni vision de rien, qui lisons pour le simple plaisir de lire, comment recevoir un texte théâtral ? Où est le plaisir dans la lecture d’une pièce ?

Nous nous proposons aujourd’hui, en ces temps où les théâtres, cinémas, librairies et autres lieux de découverte culturelle sont fermés, de répondre à cette question. Et non seulement d’y répondre, mais de vous donner envie en vous invitant à une petite visite guidée d’œuvres rares, méconnues, peu vues, peu lues. Envie de lire du théâtre.

Savannah Bay, c’est toi

« Tu ne sais plus qui tu es, qui tu as été, tu sais que tu as joué, ce que tu joues, tu joues, tu sais que tu dois jouer, tu ne sais plus quoi, tu joues. Ni quels sont tes rôles, ni quels sont tes enfants vivants ou morts. Ni quels sont les lieux, les scènes, les capitales, les continents où tu as crié la passion des amants. Sauf que la salle a payé et qu’on lui doit le spectacle. / Tu es la comédienne de théâtre, la splendeur de l’âge du monde, son accomplissement, l’immensité de sa dernière délivrance. / Tu as tout oublié sauf Savannah, Savannah Bay. / Savannah Bay, c’est toi. »

Savannah Bay est une pièce écrite par Marguerite Duras et publiée en 1982 aux Éditions de Minuit. Elle est mise en scène au Théâtre du Rond-Point un an plus tard, par la dramaturge elle-même, avec Madeleine Renaud dans le rôle de Madeleine (écrit pour elle) et Bulle Ogier dans celui de la Jeune Femme. Les deux femmes sont liées par la mort d’une autre femme, peut-être l’absente qui les lie toutes deux : Savannah Bay ce sont deux femmes qui tentent de se souvenir de celle qui était à la fois fille et mère. Savannah Bay c’est aussi une plage merveilleuse, quelque part dans l’océan, où s’étale et danse la mémoire de Madeleine, qui ne se souvient pas, ou si peu, ou si mal. Savannah Bay c’est au Siam, c’est dans le Sud de l’Italie, c’est un film avec Henry Fonda. Savannah Bay c’est un tout, un monde, l’entité-somme. « Savannah Bay c’est toi. »

La Jeune Femme et la vieille femme conversent pour se rappeler, se souvenir : être capables, enfin, de raconter leur histoire. Inlassablement, la première vient questionner la seconde, comblant les manques, nuançant les vérités, ajoutant du flou au flou mais aussi du rêve, l’infinité des possibles. Sur scène, il y a la Jeune Femme et Madeleine, mais une dialectique se construit également avec le son et l’image : ici, le silence et le miroir, l’absence de son et l’image renvoyée, déformée. Chacune des protagonistes est sans cesse confrontée tout à la fois à son passé, son présent et son image intérieure. Comment le temps fait-il son œuvre ? Comment peut-on convoquer à nouveau le passé ? Et dans quelle mesure celui-ci peut-il être continuellement réinventé, recréé ?

L’écriture de Duras donne à penser autant qu’elle donne à voir, en soi, elle est porteuse d’images.

Savannah Bay n’a pas besoin de mise en scène, en espace, en jeu, pour être goûté. Ce n’est pas, tel un Feydeau, un texte qui a besoin d’une vision scénique pour être apprécié : le texte se suffit à lui-même en tant qu’œuvre d’art. Parce qu’il est ouverture : l’écriture de Duras donne à penser autant qu’elle donne à voir, en soi, elle est porteuse d’images. Deux versions du texte sont présentées dans la Nouvelle Édition Augmentée de 1983 : la version originale, et celle, réécrite à l’occasion de la mise en scène de l’auteure au Rond-Point, recréée au plateau avec les deux actrices (comme on peut en voir un extrait sur le site de l’INA). Mis en regard, les deux textes diffèrent à maints endroits : le premier est plus dense, plus violent, plus dur, plus cru ; le second est plus léger, plus onirique. Duras, à l’image de ses deux personnages féminins, réinvente, recrée. L’écriture de Duras est ici travaillée par le théâtre comme le lieu idéal de la réminiscence : être présent au plateau, parler droit, connecter la voix à la mémoire, c’est faire acte de théâtre. C’est « jouer ».

Souvent, de Duras, nous ne nous souvenons que d’Un barrage contre le Pacifique, étudié au lycée, comme un passage obligé. À ce souvenir, nous nous disons : mais qu’est-ce que Marguerite Duras est allée faire dans cette galère – d’écrire du théâtre ? Les répétitions de mots, le rythme lascif, la langueur chers à l’écrivaine semblent antinomiques avec la dynamique de l’écriture théâtrale. Détrompons-nous. C’est magistral. De façon assez étonnante, l’écriture durassienne trouve son lieu d’expression et de déploiement sur la scène de théâtre : le lieu, par excellence, du jeu.

« La pièce ne sera jamais écrite. Alors, autant mourir. / Autant vivre, pareil… »

Jouer malgré tout, malgré l’oubli, la déréliction, l’absence, la mort. Justement pour contrer cette finitude. Jouer, c’est s’amuser, mais c’est aussi acter sa présence, créer du lien entre soi et le public, entre soi et soi. La Jeune Femme est là pour cela, pour faire renaître à la scène, à la vie, Madeleine l’oublieuse, et pourtant ardente comédienne. Elle fait advenir de nouveau, et sans cesse, la parole de cette femme âgée, à la fois figure de nos Anciens devenus mutiques car la mémoire s’efface et personnification de notre théâtre condamné au silence car les politiques actuelles le musellent. En effet, en exergue de l’ouvrage, Marguerite Duras (elle signe M.D.) dédie son texte, sans jamais la citer, à Madeleine Renaud, figure légendaire du théâtre français, amie et muse de longue date. Le rôle de Madeleine, de la vieille femme, est écrit pour elle, la dédicace est signée pour elle, mais l’on ne peut s’empêcher de lire la phrase : « La salle a payé et on lui doit le spectacle » à la lumière de nos quotidiens bouleversés. On doit à la salle, à vous, à soi, le spectacle, la possibilité d’une fenêtre sur le monde, l’offre d’un paysage inconnu. Nous devons lire, nous devons être présent.e.s, se lever, créer. Nous devons nous arroger le droit de (se) raconter des histoires. Malgré l’absence, malgré l’oubli, malgré le silence assourdissant. Malgré tout.

NDLR = Les citations entre guillemets sont de Marguerite.

Autour de la pièce :