© Jean-Louis Fernandez

En ces temps de fermeture des salles, notre rédactrice Noé Rozenblat a eu la chance d’assister à une séance à huis-clos de Tiens ta garde au Théâtre de la Cité internationale, réservée aux programmateurices et journalistes. Elle vous présente un avant-goût de la pièce, reportée en juin 2021…

Sur fond d’atelier d’auto-défense en non-mixité, le collectif Marthe nous entraîne à travers l’histoire -et le présent- de l’oppression des femmes et de leurs résistances. Une pièce intelligente et pleine d’humour, dont on ne sort pas tout à fait la même.

Redéfinir la violence

A travers Tiens ta garde, c’est en premier lieu notre regard sur la violence qui est appelé à changer. Le terme tend vers une connotation péjorative et renvoie à l’idée d’une transgression aux lois humaines et morales (ou divines, selon les croyances). A moins qu’il ne soit contenu dans l’expression « monopole de la violence physique légitime », concept développé par Max Weber pour présenter l’État comme seul bénéficiaire du droit à appliquer la violence sur son territoire – et qui justifie aujourd’hui des abus tels que la loi de sécurité globale. La violence, ainsi que nous la concevons socialement, c’est aussi un outil essentiellement masculin. Au point de considérer, comme nous le voyons dans la pièce, les femmes en faisant usage comme des folles à enfermer.

Ce qui devrait être perçu comme problématique, ce n’est pas la violence d’une femme qui se défend, c’est tout ce qui fait qu’elle en a besoin.

Pour renverser toutes ces perceptions, le collectif Marthe puise ouvertement sa réflexion dans Se défendre, une philosophie de la violence écrit par Elsa Dorlin, mais aussi dans bien d’autres lectures, films et podcasts, de Monique Wittig aux Couilles sur la table en passant par Thelma et Louise – en témoignent les recommandations de lectures, visionnages et écoutes distribuées à l’entrée. La violence, telle qu’elle nous est présentée sur le plateau par quatre actrices éblouissantes d’énergie et de versatilité, prend un sens complètement différent lorsqu’elle est réappropriée par un groupe dominé comme moyen de contester sa domination. La violence, quand elle est réappropriée par des femmes à qui l’on apprend depuis toutes petites la retenue, la passivité, le sentiment d’être frêle, incapable de se défendre, ce n’est plus un outil d’oppression, mais au contraire de libération. Sans nous apprendre à manier les armes ou les poings, cet atelier d’auto-défense fictif nous confère au moins ce sentiment empouvoirant : nous, femmes, pouvons nous défendre, et il est même légitime de le faire face à une violence systémique qui nous opprime. Ce qui devrait être perçu comme problématique, ce n’est pas la violence d’une femme qui se défend, c’est tout ce qui fait qu’elle en a besoin.

« Reprendre l’espace, reprendre le temps »

Tiens ta garde est donc une histoire de réappropriations. Réappropriation de la violence, puis de son propre corps, qui tant qu’il est perçu comme féminin semble toujours appartenir à d’autres : au père, au médecin, au patron, au peintre, au dragueur de comptoir, au héros en quête de chose fragile à sauver… Cet atelier d’auto-défense (dont bénéficie également le public) vise d’abord à apprendre à définir et faire respecter ses propres limites – à dire « NON » à des millénaires de domination masculine, et à toutes les violences qu’elles nous imposent au quotidien.

C’est également une réappropriation de l’histoire, de celle racontée par les vainqueurs, comme on dit, ou par les oppresseurs, comme on devrait dire.

C’est également une réappropriation de l’histoire, de celle racontée par les vainqueurs, comme on dit, ou par les oppresseurs, comme on devrait dire. Une réappropriation féministe, dans l’air du temps : l’ère des mouvements #Metoo, des collages en noir sur blanc qui exp(l)osent la réalité dans toute sa violence, des marches contre les violences sexistes et sexuelles partout dans le monde. Tiens ta garde raconte l’Histoire par des histoires : celle de la sexualisation des femmes dans la peinture, de leur exclusion de la vie politique, des violences policières se dressant entre elles et leur droit à l’égalité, de la psychiatrisation de leurs résistances, de leur sous-alimentation en protéines, des examens gynécologiques où sans les écouter on traite leur corps comme un objet…

C’est enfin une réappropriation de l’espace. De son propre espace, celui qui nous entoure directement, et de ce qu’on y laisse filtrer ; mais aussi plus largement de l’espace public, celui dans lequel la majorité des femmes a peur de s’aventurer seule ou la nuit. Apprendre à se défendre, c’est ainsi désapprendre une société qui nous inculque un sentiment de fragilité, d’être une proie inapte à la violence. Et puis, pour ce collectif presque entièrement constitué de femmes, se réapproprier l’espace c’est aussi conquérir l’espace scénique, se tailler une place dans un paysage culturel  tristement masculin, comme le montrent les chiffres de la SACD.

© Jean-Louis Fernandez

Plaisir d’une visite au « musée des connards »

La pièce brille de surcroît par son esthétique, qui oscille agréablement entre réalisme et onirisme contemporain. Une scénographie fort complète ne cesse de surprendre et joue avec les conventions théâtrales tandis que les personnages se métamorphosent sous nos yeux. N’attendez nulle tour de passe-passe : on tient à ce que vous voyiez tout, à ce que vous compreniez tout. A une déconstruction conceptuelle se superpose ainsi une déconstruction physique, qui décontenance avec plaisir.

Le collectif Marthe nous rappelle donc que pédagogie et divertissement ne sont pas opposés. Si l’on apprend beaucoup sur l’histoire des suffragettes, si l’on nous récite des morceaux du discours d’Amar qui, en tant que Président de la Convention Nationale, ferma les portes de la vie politique aux femmes, si l’on plonge dans les théories de Locke et les sombres dessous de la psychiatrie, c’est sans nous laisser le temps de nous ennuyer. Des personnages hauts en couleur, bien écrits et superbement interprétés, nous entraînent dans un moment de fantaisie qui fait cavaler la réflexion.

Tiens ta garde met en scène une écriture du fragment qui ne perd pas le fil de son histoire, malgré un mélange d’époques et de genres à la succession parfois rapide. On est transportéE, mais on n’est pas perduE ; chaque voyage sert bien sa cause et nous rappelle que, si des progrès ont été faits, les femmes de 2020 ont, hélas, encore bien besoin d’ateliers d’auto-défense… et de théâtre comme celui-ci !

Tiens ta garde se jouera au Théâtre de la Cité Internationale du 17 au 26 juin 2021. Une occasion à ne pas manquer !