Le récent Quichotte de Salman Rushdie emprunte évidemment à Cervantes son nom et une partie de son dispositif. Pari risqué pour un récit américain mondialisé, qui pourrait passer pour un énième exemple de littérature sans estomac. S’il flatte bien l’érudition cynique et paresseuse de certains amateurs de fiction sociologisante, Rushdie amalgame dans son roman des références riches et variées, avec le talent d’un authentique alchimiste de l’imagination.
Si l’on en croit les explications qu’il a données au Figaro à l’occasion de la parution en français de Quichotte, traduit chez Actes Sud en 2020, le dessein initial de Rushdie était des plus sérieux. Après deux récits new-yorkais, il s’était imaginé prendre la route avec son fils, sillonner les états désunis d’Amérique, et rendre compte de sa pérégrination avec un road-book de non fiction, dans la veine d’un Tocqueville revisité à l’heure des chaînes d ’info en continu. Ne souhaitant pas se priver des ressources de l’imagination, et peut être avec le pressentiment qu’un tel récit de voyage, loin de le faire sortir des rayons de la fiction, aurait pu le propulser dans ceux de la science-fiction, Rushdie opta finalement pour la forme du roman, et la relecture de Don Quichotte lui en fournit une matrice adaptée à notre époque par trop baroque.
Un petit plaisir coupable
Aux côtés d’un Quichotte autoproclamé, victime postmoderne de mélancolie, et du fils Sancho qu’il a tiré de son imagination, le lecteur parcourt donc une géographie allégorique des Etats-Unis déployant une compilation de leurs maux contemporains.
Embarqué aux côtés d’un Quichotte autoproclamé, victime postmoderne de mélancolie, et du fils Sancho qu’il a tiré de son imagination, le lecteur parcourt donc une géographie allégorique des Etats-Unis déployant une compilation de leurs maux contemporains. L’auteur de cette chronique, un certain Brother, a publié sous le nom de Sam DuChamp des thrillers au succès mesuré et évolue maintenant dans un monde où l’influence de ses propres romans se fait sentir. Évoquant avec sa soeur, Sister, le projet d’écriture dont Quichotte, ce « double obscur (qui) l’avait accompagné toute sa vie », est le héros, Brother explicite dans un inventaire à la Prévert les questions de société qu’il souhaite y aborder :
« Il expliqua qu’il essayait aussi d’écrire sur l’amour impossible et obsessionnel, les relations père-fils, les disputes entre frères et sœurs et, oui également, les choses impardonnables, sur les immigrants indiens, sur le racisme dont ils sont victimes, sur les escrocs qu’il y a parmi eux, sur les cyber espions, la science-fiction, l’entrelacement de la fiction et des réalités “réelles”, la mort de l’auteur, la fin du monde. Il lui dit qu’il voulait utiliser des éléments de parodie, de satire et de pastiche. Rien de bien ambitieux en somme, dit-elle. Et ça parle aussi de l’addiction aux opioïdes, ajouta-t-il »
Rushdie propose ici, comme souvent, un commentaire immanent de son propre projet. Sancho avec son ignorance et sa logique, Quichotte avec sa candeur, Brother avec sa paranoïa, et tous les nombreux personnages de ce roman choral avec leur propre névrose jettent un éclairage multicolore sur les différentes strates de notre monde schroedingerien, perdu entre fiction et réalité. Le propos peut sembler lourd, dans la mesure où les personnages se trouvent souvent superficiels, réduits à une simple fonction de perception, et où la narration subjectivée qui en rend compte aboutit à une écriture uniformément insipide. Pourtant, un rire franc ponctue la lecture, tant notre époque, sondée par le roman, fournit un catalogue infini de situations grotesques. L’essentiel, d’ailleurs, n’est pas là.
Une poétique du croisement
Le caractère quasi mobile, quasi vivant de cette œuvre inclassable se manifeste enfin dans la dimension profondément organique de ses emprunts, aussi bien à la littérature qu’à la pop-culture.
Commençons par rendre justice à l’écriture de Rushdie. Si les multiples voix des personnages partagent une uniforme platitude, c’est peut être un signe des temps prosaïques que ces derniers traversent. Le récit, ou plutôt les récits enchevêtrés dans cet empilement narratif, ne cessent quant à eux de varier dans leur forme, reprenant le meilleur de la tradition picaresque. Malmené d’un chapitre à l’autre, parfois même d’un paragraphe à l’autre, par les pastiches de genres variés, le lecteur de Quichotte peine à reprendre le souffle tant l’objet de sa lecture semble mouvant. Troupe anarchique privée de tête, les fils narratifs tergiversent, et finissent piratés par un personnage inattendu ayant réussi à imposer sur le tard son propre agenda aux dernières pages du livre.
Le caractère quasi mobile, quasi vivant de cette œuvre inclassable se manifeste enfin dans la dimension profondément organique de ses emprunts. Les nombreuses références littéraires (et les non moins nombreuses allusions à la pop-culture télévisuelle dont Rushdie affirme s’être infligé l’intense fréquentation) tissent la trame de Quichotte et s’y incorporent avec une évidence remarquable. Ici, Sancho, le fils imaginaire, quitte le giron de Cervantes pour emprunter à Collodi les angoisses métaphysiques d’un fils plus désiré que réel, à la conscience délocalisée. Là, La Conférence des oiseaux de Farid al-Din Attar réoriente rapidement dans une version mystique pour les nuls 2.0. la quête que tout Quichotte doit à sa Dulcinée, « la belle, la spirituelle et adorée Miss Salma R. » (dont le nom constitue en soi tout un programme). Ailleurs encore, une réécriture anthologique de Ionesco, alors qu’une mastodontite sévit dans une une ville américaine du nom de Bérenger sur fond d’incompréhension croissante de voisins de plus en plus étrangers les uns aux autres, prisonniers de bulles de confirmation militante qui n’a rien à envier à la mélancolie de Cervantes. Page après page, c’est une foule de réminiscences qui se réveillent, se croisent, se mélangent et donnent au récit, palimpseste en chantier, sa forme et son orientation.
Il se pourrait bien que l’alchimie post-moderne ne puisse plus transformer le plomb en or mais procède inversement à la transmutation de chefs d’œuvres du passé en de problématiques et inclassables récits. Mais parce qu’il maîtrise à la perfection cet art de fondre les trésors du passé avec les boues de l’époque pour créer des histoires bigarrées et inédites, et parce que son dernier roman ne se réduit à rien de ce qui vient d’être écrit ici, Rushdie Salman mérite toute la considération des lecteurs du XXIe siècle.
Charles Delort
JOURDE Pierre, La littérature sans estomac, Esprit des Péninsules, Paris, 2002
RUSHDIE Salman, Quichotte, Actes Sud, Paris, 2020, 23€