À l’occasion de la reprise de notre rubrique consacrée aux pastiches littéraires et de la mise en place généralisée du couvre-feu, l’un de nos rédacteurs a souhaité partager avec nos lecteurs son amour pour l’œuvre d’Émile Zola à travers le texte ci-dessous, s’inspirant librement du style de l’auteur de Germinal.      

Ce fut vers les derniers jours d’octobre qu’Hicham connut la misère noire. Il était tombé malade, d’un gros rhume inquiétant, qui lui sectionnait les jambes. Son chômage ne lui était plus crédité, depuis sa dernière entrevue chez Pôle Emploi, à la fin du mois dernier. Le peu d’argent qu’il avait mis de côté, avalé dans le néant des paris en ligne, lui permettrait de tenir jusqu’à la fin de la semaine, tout au plus. Quand fut déclaré le second confinement, Hicham entra dans une panique terrible et courut demander l’aumône à son oncle, Monsieur Zeitoun, gérant du Bistrot des Deux amis qui faisait l’angle de la rue Godefroy et du Boulevard Vincent Auriol.

Hicham passa devant les portes fermées du restaurant et s’engouffra dans la porte de l’immeuble. Au quatrième étage, sa tante venait de le faire entrer quand son mari déboula de la cuisine, engoncé dans un tablier verni de graisse :

– Petit ! cria-t-il, pourquoi que t’es pas venu nous voir plus tôt ? Honte à toi, que Dieu m’entende ! Attends-moi dans le salon, j’arrive !

Madame Zeitoun prit le bras d’Hicham et conduisit le jeune homme, stupide, sur le canapé du salon. Elle lui expliqua que son mari devrait, peut-être, se résigner à poser le bilan. Depuis quelques semaines, il vivait dans l’angoisse. Les aides de l’État ne suffisaient plus tandis que les factures, elles, grossissaient. Ce n’était pas tout. Son état moral devenait inquiétant. Depuis peu, il était entré dans un combat féroce, quoique fantasmé, contre les géants de la restauration rapide. Il criait à qui voulait l’entendre que ces malfrats lui volaient son sommeil, son travail, et souillaient honteusement l’art de la cuisine, qu’ils avaient mis sur le trottoir. Il ne supportait pas de voir ces plats chauds mal fagotés, transportés comme des chatons noyés par des sans-papiers aux doigts crasseux. Madame Zeitoun se rappelait ces scènes lamentables où son mari, dehors à vingt heures, sur le balcon, insultait de jeunes livreurs de noms d’oiseaux épouvantables. Il traversa le premier confinement dans une consternation mêlée de rage ; le ressassement de sa situation et le spectacle, toujours plus coloré, de ces livreurs harassés de travail, le conduisirent finalement aux confins de la paranoïa. Il criait, sans arrêt, que l’État voulait sa mort, que lui et son bistrot faisaient l’objet d’une traque impitoyable, menée par les puissants, les riches, les GAFAM, pour instaurer un monde « sans contact » où les gens vivraient isolés dans leurs appartements et nourris comme du bétail. Le monde connaissait une révolution dont il était la victime expiatoire. Et quand sa femme lui demandait quelle raison ils auraient de vouloir ce monde-là, Monsieur Zeitoun entrait dans une colère féroce, il s’énervait bruyamment, bousculant les meubles, se plaignant que pas même elle n’était un soutien dans son combat. Ça ne leur suffisait pas de faire tuer un honnête travailleur, ils voulaient en plus retourner sa femme contre lui ! Le monde entier voulait sa mort. Et son humiliation.

Madame Zeitoun avait fait le récit de cette débâcle avec beaucoup de sang-froid ; une lumière éclairait ses yeux.

– Peut-être qu’on sera forcé de changer de vie, soupira-t-elle. Et qu’on devra retourner au bled…

Hicham l’avait écoutée avec tendresse ; les bruits de casseroles venus de la cuisine interrompaient le silence de l’appartement et rappelaient au jeune homme la brutalité de son oncle, qu’il détestait. Enfin, le tintement d’un klaxon le fit se lever, en direction de la fenêtre. Quand il eut tiré le rideau, la place d’Italie se révéla, radieuse, animée d’un grouillement de couleurs vives. Le peuple des livreurs s’agglutinait sous le soleil froid de novembre. Ils venaient du périphérique, ils venaient du quartier latin, animés par une soif d’argent facile et de liberté permise ; ils débouchaient des quatre coins de Paris et grouillaient là, autour de la place, débordant sur les trottoirs, fumant des nuages de rêves, offrant aux honnêtes gens, penchés au bord de leur balcon, la vision grandiose d’une vie qui ne cessera jamais de s’offrir. Debout devant la fenêtre, Hicham ressentait le besoin de les rejoindre et de se baigner, avec eux, dans le mépris lactescent des puissances obsolètes. Quand il les regardait arriver de l’avenue des Gobelins, il avait la sensation d’un torrent coulant à haute pression, et dont le branle avait gagné toute la ville. Ce n’étaient plus les rues froides de la matinée ; maintenant, elles paraissaient comme chauffées et vibrantes de cette trépidation intérieure. Ils dévalaient les rues, en des tortillements gracieux, pour s’arrêter au coin d’une pizzeria. Des balcons, des gens les attendaient, les sifflaient, les appelaient ; des femmes en caleçons longs levaient une main complice, s’écrasaient contre les vitres : c’était toute une foule qui les accueillait, brutale de gourmandise. Et les bicyclettes prenaient vie, dans cette passion de l’estomac : les cadres en de larges secousses surmontaient les trottoirs tout en conservant, dans leur tenue, un air troublant d’autorité ; les roues elles-mêmes, usées, râpées, trouvaient encore la force de se cambrer, un peu plus près du ciel ; leurs moyeux, qui dessinaient un regard de Minerve, achevaient d’esquisser leur âme. Mais l’agitation toute fluviale dont fourmillait la place venait surtout des bousculades que les livreurs se donnaient avec indifférence, portés par les grands mouvements de cette cohue avare de courses et de gain. Il y avait là le ronflement continu de l’évolution à l’œuvre, un déferlement d’auto-entrepreneurs, qui arrivaient devant le restaurant McDonald’s, étourdis sous les numéros de commande puis rejetés dans l’avenue. Et cela réglé, organisé avec une rigueur mécanique, toute une foule de livreurs déplacée par la force et la logique des engrenages.

Depuis qu’il était à la fenêtre, Hicham subissait la tentation. Ce fleuve de liberté dans lequel il voyait tant de jeunes s’épanouir l’étourdissait, l’attirait ; et il y avait dans son désir d’y pénétrer une peur vague, qui achevait de le séduire. En même temps, le restaurant de son oncle lui causait un sentiment de malaise. C’était un dédain irraisonné, une répugnance instinctive pour ce trou glacial, figure de l’ancien commerce. Tous ses souvenirs, l’accueil brutal de son oncle lors de son arrivée à Paris, son job de serveur dans cette gargote à l’ombre de grands immeubles hideux, cette salle froide aux banquettes rapiécées, l’attente des clients, toujours les mêmes, de vieux réfugiés prostrés dans la fatalité de leur misère d’homme faible, et ces couscous fades ou trop épicés, engloutis à la fin d’un service glauque, se résumaient en une sourde protestation, en un amour orgueilleux de la liberté. Car Hicham rêvait, lui aussi, de rouler dans Paris, soustrait aux lois du patronat qui dévore, écrase, humilie les hommes. Devant lui, avec son jardin central et le flux noir des livreurs l’entourant, la place d’Italie figurait les reflets miroitants du progrès dans un œil qui devait toujours grandir.

– La cuisine est fichue mon petit, la cuisine est fichue !

Monsieur Zeitoun venait de pénétrer dans le salon. Il avait le regard haineux d’un kamikaze et le visage empâté d’un alcoolique. Le gras de son ventre formait comme une frange de marbre au-dessus de son jean. Il s’approcha de la fenêtre, à côté d’Hicham, et tira un peu plus le rideau.

– Qu’est-ce qu’ils vendent, là, dehors ? De la merde ! De la merde ! Il n’y a plus un seul restaurant propre dans Paris ! On fait des burgers, on fait des pizzas, on fait des maxi best of, mais trouve-moi dans cette ville un seul couscous, et je te parle d’un bon vrai couscous, trouve m’en un et je te donne dix euros !

C’était là son orgueil de cuisinier : pas un ménage dans Paris n’avait l’occasion, en temps de confinement, de manger un couscous comme le sien. Il assaisonnait la viande avec une fantaisie charmante, renouvelant toujours les épices, du girofle, du cumin, du poivre, parsemés d’une façon vivante et attentive. Un faitout lui suffisait ; on le voyait la journée entière, le ventre corseté d’un tablier, le visage ruisselant d’une transpiration exhalée de ce mélange qu’il touillait, sans arrêt, d’une longue cuillère de bois.

–  Un tas d’arnaqueurs, disait-il, c’est tout ce qu’on trouve dans Paris, en ce moment ! Et en face, un ramassis d’ignorants, qui se régalent avec du pain fourré à la viande ! Ils achètent leurs steaks à des laboratoires, je l’ai vu sur Internet : ils sont tous trafiqués… Et ça vend ce que ça veut ! De la merde ! Tu m’entends, Hicham ? La cuisine est fichue, j’te dis, la cuisine est fichue !

En hurlant, il parla à nouveau du confinement. Depuis 2011, il occupait les murs du restaurant, pour lesquels il avait un bail de trente années, moyennant un loyer de deux mille euros par mois et, comme il recevait dix mille euros d’aides de l’État, il lui en restait huit mille pour payer les charges, rembourser les fournisseurs, compléter le chômage partiel de son unique employé, un père de famille qui vivait avec une femme sans emploi. C’était peu, mais il pouvait tenir encore quelques temps. Et il criait encore sa volonté de survivre, ainsi qu’un torturé fidèle à sa patrie, dans les derniers râles d’une vie qui s’éteint.

– Cependant, risqua doucement Hicham, sans lever les yeux de la fenêtre, si tu mettais toi aussi en place un service de livraison, il te serait beaucoup plus simple de lutter.

Alors, son obstination féroce éclata à nouveau.

– Jamais ! Plutôt avoir le couteau sur la gorge, jamais, tu m’entends, sur la Mecque ! Le restaurant, c’est pas chez soi, point. Le plat va de la cuisine à la table, c’est tout ! Et amené par un serveur ! Mais pas traîné dans la rue comme un repas de misère, et encore moins par ces jeunes fumeurs de shit ! Je préfère crever de faim entre mes quatre murs vides plutôt que de faire livrer mes couscous ! Deux fois, déjà, des commerciaux sont venus pour m’entortiller. Ils voulaient que je devienne leur partenaire. Ils m’offraient le service gratuitement, pour le premier mois. Comme quoi on connaîtrait d’autres épidémies et que pour survivre il fallait savoir s’adapter. Je leur ai dit d’aller se faire voir ! Pourquoi ce serait eux qui décident comment qu’il faut s’adapter ? Alors gratuit un mois ou toute l’année, rien à foutre, c’est non ! Non ! Je change rien ! À la fin, ils lècheront tous la terre devant moi ! Deliveroo, les livreurs, l’État, tout le monde !

Il reprit lourdement sa respiration, laissant dans le salon un silence fait de surprise. Sa femme, assise sur le canapé, avait les yeux tombants d’une voyante qui aperçoit, à l’horizon, les conclusions moroses d’un combat sans vainqueur. Hicham s’apprêtait à répondre, quand son oncle l’interrompit d’un geste ; il se précipita dans la cuisine.

– Est-ce qu’ils en ont, hein, des pâtisseries comme ça ?

Et il clignait de ses yeux hallucinés, en tenant dans sa main deux gâteaux fourrés aux amandes ; ceux qu’il était en train d’achever quand Hicham passait la porte.

– Avec leur confinement, ils ont tué mes bénéfices, mais si je ne gagne plus rien, je ne perds pas encore, ou peu de choses du moins. Ça durera le temps que ça durera, mais tu vois Hicham, ils ont le pognon, moi, j’ai la cuisine ! Je suis bien décidé à y laisser ma peau, plutôt que la leur céder !

Monsieur Zeitoun, qui terminait de se sucer les doigts, s’absorba une minute, avec un rire d’enfant vaguement épandu sur sa face ensoleillée de Touareg éternel. Puis, il repartit.

– Tu sais, l’État, il veut me tuer. Je sais très bien que je dérange ; mon bistrot pourrait être remplacé par un de leur fast food, là, fait pour enrichir ceux qui sont déjà riches. Ils veulent un monde sans contact. La cuisine est fichue, j’te dis, parce que LA CUISINE, C’EST DANS UN RESTAURANT, pas chez soi, sur le canapé, en sandales, comme un pacha ! Mais moi je vais te dire une chose : je suis ici, j’y reste ! Macron avec tous ses CRS me délogera pas !

Hicham n’osait plus souffler. Il continuait de regarder par la fenêtre, hypnotisé par les vibrations de cette cellule géante ; son oncle lâchait quelques phrases entrecoupées, dans un concert de succion : elle commençait à peine, la chasse au petit commerce, on lui mettrait plus tard encore bien des balles dans le pied, il le savait, fallait pas le prendre pour un idiot, mais il avait des idées, ses pâtisseries, notamment, balayeraient leurs sandwichs de salauds ; et, au fond de son obstination, grondait la révolte du petit commerçant, contre l’envahissement banal de l’ubérisation.

Tout en croquant dans sa pâtisserie, il s’aperçut de l’intérêt de son neveu pour ce qui se passait dehors.

– T’as vu s’ils sont nombreux ? Qu’ils travaillent un peu, les esclaves ! C’est ça qui m’exaspère le plus, sur le Coran ! De les avoir sans arrêt sous les yeux, avec leurs sacrées bicyclettes de larbins !

Sa grosse main en tremblait. Depuis la fermeture contrainte de son bistrot, il passait toutes ses après-midi enfermé, auprès de sa femme, assistant à la trépidation des livreurs assaillant la place d’Italie. C’était un sujet d’éternel rabâchage. Ils étaient parfois une centaine, dès dix heures du matin, agglutinés devant le McDonald’s. Les jours de pluie, Monsieur Zeitoun suivait cette masse de silhouettes dans la brume, signalées par des lucioles ridicules, et s’épanchait en mauvais sorts. Le moindre crissement de pneu, le freinage le plus ténu, lui fournissaient ainsi d’infinis commentaires.

– Tiens en voilà un qui a glissé ! Ah, s’ils pouvaient tous se casser les reins ! Ça, se réjouissait-il lorsqu’il entendait des grondements de voix montant de la rue, ce sont des livreurs qui se disputent ! Tant mieux ! Ah ça, tant mieux ! Qu’ils s’écharpent, les gredins ! Oh, t’as pas vu, le paquet tombé sur le trottoir ? Dire qu’il y en a qui vont manger ça, c’est dégoûtant !

Il ne fallait pas que sa femme discutât ses explications, car il rappelait alors, en un long discours enragé, la manière indigne dont on gérait cette crise. Est-ce qu’on n’était pas entassé, par hasard, dans les supermarchés ? Et dans les bus ? Ou les métros ? Et dans les trains ?

Puis, revenu de son écœurement, recueilli par sa valeureuse idée fixe, il brandit le poing vers la fenêtre.

– Ils auront beau pousser pour que le restaurant s’effondre, des taloches, je leur foutrais, des taloches, mais ils ne m’auront pas ! Ces livreurs, c’est la marmaille du capitalisme, les galopins terribles de notre société en ruine ! Ils peuvent envahir la rue comme ils veulent, je m’en fous, jamais ils n’auront les murs de mon restaurant ! Un Burger King à la place du Bistrot des Deux amis ? Ah ça, plutôt crever !

Hicham écoutait, en silence. Il était secrètement favorable aux grandes chaînes, dans son amour instinctif de la liberté et de l’innovation. Maintenant, il en était convaincu : bientôt, il serait auto-entrepreneur. Il abandonna son oncle, sans même lui avoir emprunté d’argent. Sa tante le raccompagna. Au moment de passer la porte, Hicham entendit les hurlements répétés du vieil homme. Il se tenait debout, dans le salon ; face à la fenêtre, le poing levé, il affrontait la place d’Italie qui formait au loin une vague gigantesque, prête à l’engloutir.

Hicham avait de la peine pour son oncle, il aurait voulu le sauver ; mais une certitude muette, au fond de lui, disait bien la nécessité de cette lutte pour la vie qui faisait pousser les êtres sur le charnier d’une guerre éternelle : il fallait ce fumier de misère, à la santé du Paris de demain.

Lucas Dusserre