© Louise Quignon

La semaine dernière se terminait le festival Impatience, destiné à promouvoir la jeune création, réservé, cette année, aux professionnels. Le 2 février, nous avons assisté à L’Expérience de l’arbre de Simon Gauchet créé avec l’acteur Tatsushige Udaka (remplacé par Hiroaki Ogasawara compte tenu du contexte) et le musicien Joaquim Pavy. Dix ans après son apprentissage du théâtre nô, au Japon, Simon Gauchet nous convie à une réflexion sur les modes de transmission des arts dramatiques.

Simon Gauchet est accoutumé aux expérimentations inhabituelles, aux traversées incertaines et aux processus écologiques.

Le metteur en scène est un habitué des expériences. Après avoir écrit un spectacle sur Jeanne d’Arc, L’Expérience du feu, en 2014, deux ans après sa sortie du Théâtre National de Bretagne, Simon Gauchet propose aujourd’hui une nouvelle création au titre étonnamment similaire, L’Expérience de l’arbre. L’œuvre s’inscrivant dans la continuité de ses recherches, nous retrouvons quelques éléments qui font partie de sa poétique : un très beau travail scénographique, une fascination pour Antonin Artaud, et une invitation au voyage. En effet, l’artiste n’en est pas à sa première expédition. Metteur en scène, scénographe, acteur et baroudeur, il a piloté les croisières artistiques du projet Le Radeau utopique et dirige L’EPI (l’École Parallèle Imaginaire), une structure qui invente des projets tels qu’une « université flottante » ou un « théâtre-paysage. »  En somme, Simon Gauchet est accoutumé aux expérimentations inhabituelles, aux traversées incertaines et aux processus écologiques.

C’est la particularité de ce spectacle qui n’en est pas vraiment un. La fiction, le quatrième mur et l’illusion dramatique occupent une place marginale dans ce travail qui, pareil à une performance, nous questionne davantage par son processus de création. En 2008, à 21 ans, Simon Gauchet part en Asie, à la recherche de ce qu’Antonin Artaud décrit comme « le théâtre oriental » dans Le Théâtre et son double. Il arrive au Japon avec, en poche, le numéro du jeune acteur Tatsushige Udaka, descendant de la famille Kongô, l’une des écoles historiques du nô. À Kyoto, alors que de nombreux arbres sont abattus en raison du récent passage d’un typhon, Tatsushige Udaka lui apprend l’Oi Matsu, la danse du pin. Alors que Simon Gauchet s’apprête à le rémunérer, l’acteur lui répond qu’il préfère qu’il revienne pour lui apprendre son théâtre. Dix années plus tard, grâce à une résidence à la Villa Kujoyama, ils décident de créer une pièce sur la transmission.

S’échanger des mythes

Le procédé dramaturgique est simple, les questions qu’il soulève, complexes.

Le procédé dramaturgique est simple, les questions qu’il soulève, complexes. Dans un espace qui rappelle l’architecture du théâtre nô, composé d’un quadrilatère de planches de bois claires, auquel s’adjoint une passerelle permettant les entrées et sorties au lointain, deux acteurs conversent. L’œuvre commence comme une discussion sans surjeu dans laquelle chacun se raconte ses mythes, c’est-à-dire l’ensemble des références qui construisent leurs pratiques. Tour à tour, ils s’apprennent des techniques de jeu et se racontent leurs imaginaires. S’instaure un dialogue impossible qui fait naître l’impression d’un gouffre culturel immense. Hiroaki Ogasawara explique que, après avoir fait l’expérience de théâtre nô au 16ème siècle, le missionnaire portugais Luís Fróis se plaignait des voix horribles et des mouvements insensés des acteurs. Ce sentiment de précieuse étrangeté s’impose lorsqu’on assiste à l’apprentissage du chant de l’arbre par l’acteur français, agenouillé face au public, dont la voix doit se situer dans une tension entre deux forces de gravité pour atteindre une sonorité proche du cri du death metal. La plus grande différence culturelle réside dans l’apprentissage du nô : qu’est-ce qui se transmet, et comment ?

Le nô aurait 700 ans d’âge, serait l’un des plus vieux arts dramatiques au monde, qui se serait transmis oralement par héritage au sein de familles. La forme aurait peu évolué à travers le temps grâce à une pédagogie stricte à en croire l’acteur japonais, qui conte la fureur de certains de ses enseignants à la moindre faute. Alors, lorsque le comédien de nô explique qu’il a plus de 50 maîtres en lui, puis pose la question à Simon Gauchet, ce dernier est bien en peine de lui répondre. Les deux artistes essayent de recréer des mouvements de théâtre baroque ou de déclamer Le Chêne et le roseau de La Fontaine avec l’intonation du XVIIème siècle, mais rien n’y fait, difficile de retrouver le corps d’un théâtre occidental de plusieurs centaines d’années. Alors qu’on a coutume de présenter l’histoire de l’art, particulièrement au XXème siècle, comme une révolution permanente, une vision complétement opposée s’exprime à travers le nô, où les enjeux de mémoire, de conservation et d’héritage nous laissent pantois.

© Louise Quignon

Un théâtre écologique ?

La pièce nous interroge sur notre rapport au non-humain.

Ce respect scrupuleux de la forme du nô, à travers sa transmission au sein d’un arbre généalogique, a permis d’en garder le caractère profondément animiste. « Le surnaturel – mot mal choisi à l’intérieur d’une foi où les formations matérielles et celles de l’esprit ne font qu’un – baigne tout [1] », écrivait à ce propos Marguerite Yourcenar. Le nô est une pratique religieuse dans laquelle les dieux et les fantômes sont intimement liés aux arbres. Sur le plateau, nous assistons ainsi à l’apparition d’un Shité (un fantôme) qui naît dans les pins pour nous offrir une scène dansée. Ce hiératisme, moins présent dans le théâtre européen, donne lieu à une succulente scène de quiproquo lorsque l’acteur français tente d’enseigner à Hiroaki Ogasawara une tirade adressée à un arbre dans Tête d’or de Paul Claudel, sans que celui-ci comprenne pourquoi l’arbre reste muet. De ce fait, la pièce nous interroge sur notre rapport au non-humain, que notre culture peine à percevoir comme une entité sacrée, si ce n’est, peut-être, dans les merveilles de la forêt de Brocéliande.

Qu’adviendra-t-il des arbres si l’on traverse le monde pour travailler ?

Dans le nô, les acteurs jouent en partie pour un pin, qui était originellement présent, qui s’est par la suite substitué à une peinture, un pin peint. Afin de retrouver l’essence magique du végétal, Simon Gauchet nous convie, dans la dernière partie du spectacle à un moment sculptural, consistant en la reconstitution d’un arbre tenu en suspension par des cordes rouges, arrimées à des poulies, que le plasticien manipule avec précision. Cette réanimation du bois fait écho à l’histoire du pin miraculé, sacralisé au japon, une entité si vieille et si puissante qu’elle n’a pas été ébranlée par le tsunami de 2011 dans la ville de Rikuzentakata. Quand ses racines commencèrent à pourrir, les habitants décidèrent de le rendre immortel en l’emplissant de résine pour le rétablir à l’identique. Sur scène, la résurrection digne d’une sculpture de Giuseppe Penone, fabuleusement accompagnée par le rock planant émanant de la guitare électrique de Joaquim Pavy, incite le public à l’émerveillement et force le respect envers les êtres de bois. Ce dialogue avec le végétal donne à la représentation le goût d’un conte écologique spirituel, apaisant, sensible. Puis nous repensons aux conditions de production du spectacle. Nous plongeons désormais dans un insoluble paradoxe interne : qu’adviendra-t-il des arbres si l’on traverse le monde pour travailler ?

[1] Mishima Yukio, Cinq nô modernes, trad. et « avant-propos » de Marguerite Yourcenar, Gallimard, 1984, Paris.