Arpentant avec érudition le vaste champ des figures du lecteur, Maxime Decout rassemble dans son Eloge du mauvais lecteur, publié aux éditions de Minuit, une impressionnante panoplie en vue d’un combat salutaire, la lecture mutine. Dans le sillage des précédentes publications de la prestigieuse collection « Paradoxes », sa stimulante exploration joue avec les mêmes écueils, un goût délicat de la sophistication et l’exploitation commode de concepts flous. Pour la plus grande joie de son « mauvais lecteur ».

Nous avons tous en tête des images du mauvais lecteur : les malheureuses victimes de l’effet Werther, Don Quichotte ou Madame Bovary, pris au piège mortel d’une lecture « par empathie et identification, sans prise de recul ni lucidité » (8), le baron de Charlus, projetant au contraire sa sensibilité particulière sur les vers amoureux de Musset jusqu’à les dénaturer, et plus généralement tous « ceux qui ne lisent pas comme nous » (7), c’est à dire tous les autres. On a longtemps craint pour ces insensés, sous la menace permanente de l’hérésie, la solitude voire le dépérissement, la lecture solitaire présentant selon les hygiénistes du XVIIIe une certaine affinité avec le plaisir du même nom. Ces deux pratiques intimes connaissent cependant une réhabilitation parallèle et les figures du lecteur, fût-il mauvais, ont envahi la littérature depuis la fin du XIXe.

De riches et charmantes « mauvaises lectures »

Cette évolution accompagne les variations de la théorie littéraire, se détachant du culte biographique de l’auteur (Lanson), puis de la seule matérialité du texte (Barthes, Blanchot) pour s’intéresser à partir du tournant des théories de la réception (Iser, Jauss, Eco) aux destinataires de la littérature. Leurs promoteurs, à la recherche d’un « Lecteur Modèle » qu’impliqueraient les œuvres elles-mêmes, nous ont cependant cloués au lit de Procuste et  condamnés à « soumettre notre esprit et notre sensibilité au livre » selon le mot de Booth cité par Iser.

C’est à l’aide du mauvais lecteur que Maxime Decout souhaite nous en tirer. « Le mauvais lecteur est un révélateur hors pair d’une situation inévitable mais qu’on accepte rarement de reconnaître : deux personnes ne lisent jamais le même texte. Une œuvre n’est nullement une chose objective mais une représentation mentale que chacun se forge à partir de son interprétation, de ses impressions et de ses souvenirs. » (99) Parti à la recherche de ces lecteurs vivants, dotés d’une personnalité, d’une sensibilité personnelle, notre essayiste prodigue en paradoxes jette pourtant son large chalut dans la littérature elle-même, espérant en remonter son filet plein de « mauvais » lecteurs de papier.

Sous la plume de Maxime Decout, les « mauvaises lectures » semblent infiniment plus séduisantes qu’une hypothétique « bonne lecture », condamnée on ne sait pourquoi à une triste unicité.

Commence alors la grande gymnastique, débusquant systématiquement chez les personnages ainsi exhumés d’une riche bibliographie un rapport vicié aux textes, allant jusqu’à opposer les mauvais lecteurs entre eux. Sous la plume de Maxime Decout, les « mauvaises lectures », corollaires indéfinis des mauvais lecteurs, semblent infiniment plus séduisantes qu’une hypothétique « bonne lecture », condamnée on ne sait pourquoi à une triste unicité. Hélène Merlin-Kajman reconsidérait favorablement dans La littérature dans la Gueule du Loup l’interprétation littéraliste du poème en prose “Le Mauvais Vitrier” de Charles Baudelaire que révélait la réaction outrée de son jeune fils ; Maxime Decout emprunte le chemin inverse, et entend faire de toute lecture, fût-elle savante, une “mauvaise lecture”.

Plaidoyer pour une lecture irrévérencieuse

Barthes, Sartre ou encore Proust ont aussi confessé le souvenir et la permanence du charme de leurs naïves « lectures d’enfants ». Enchaînant d’ingénieuses références textuelles, Maxime Ducout débrouille ce charme en distinguant les lectures de l’enfance de l’enfance de la lecture. Un enfant ne saurait être sujet au quichottisme pour la simple raison que sa lecture est encore un poussif ânonnement. La lecture savante aussi, dans sa tentation permanente de disséquer le texte. Un cercle infernal conduit le lecteur érudit et nostalgique de la fausse immersion à la sèche intellection, et réciproquement. Le paradis perdu ne se trouve pas là mais plutôt dans des lectures innocentes, désarmées de notre écrasant surmoi de « bon lecteur ».

Pour retrouver la jouissance de la lecture, nous sommes alors invités, en bons « mauvais lecteurs », à faire preuve d’irrévérence vis-à-vis des textes et de leurs auteurs pour en inventer de nouvelles. 

« La lecture, considérée unanimement comme un espace d’épanouissement individuel, est aussi un univers régi par un ensemble de codes et d’interdits. » (70) Sachez-le, lecteurs : « le mauvais lecteur ne connaît pas les interdits qui gèrent usuellement vos manières de lire » (106)

Pour retrouver la jouissance de la lecture, nous sommes alors invités, en bons « mauvais lecteurs », à faire preuve d’irrévérence vis-à-vis des textes et de leurs auteurs, non pas pour retrouver d’illusoires lectures de l’enfance, mais pour en inventer de nouvelles. 

« Avoir l’audace de lire une œuvre sans qu’elle-même ne légitime pleinement cette interprétation, c’est faire comme tout mauvais lecteur : revendiquer sa liberté de sujet jusque dans l’acte de lire. » (70)

L’OUvreur de LEctures POtentielles

Illustrés par de loufoques expériences de Perec, Borges et Senges, Maxime Decout passe en revue nombre de dispositions à assumer et dispositifs que le « mauvais lecteur » peut mettre en oeuvre afin de de lever tous les « tabous face aux autres ou face aux textes, de sorte qu’il en extrait des textes fantômes absolument inattendus. » (74) Nous recouvrons alors notre dignité de lecteur co-créateur de l’oeuvre postulé par Sartre pour qui « Il n’y a d’art que pour et par autrui . » Le lecteur lui-même est engagé dans un processus qui le dépasse, est lui-même lu dans son acte de lire.

« Telle est la magie noire de la mauvaise lecture hantée et amoureuse : elle peut permettre l’éclosion d’un texte fantôme depuis un genre fantôme qu’elle avait au préalable extirpé d’œuvres réelles. (…) Ces textes fantômes doivent être tenus pour de véritables créations. Comme toute œuvre, ils ne sont pas entièrement soumis aux calculs et aux prévisions de celui qui les invente. Une large part de ce qu’ils sont provient de phénomènes qui échappent à la rationalité et à la conscience. » (89)

Parallèles à la mode et aux succès de l’histoire contrefactuelle, ces mauvaises lectures, vandale, buissonnière, interventionniste, libre, s’inscrivent sous les augustes patronages de Rousseau lecteur de Molière et Balzac lecteur de Stendhal. Naguère encouragées par Daniel Pennac, et largement biberonnées aux idées farfelues de Pierre Bayard et William Marx, elles se révèlent chez Maxime Decout un outil puissant pour renouveler notre compréhension et notre plaisir de lecteur. La galerie de grands frères et la panoplie de stratagèmes ici rassemblées doivent nous donner le courage de revendiquer ce dernier fruit défendu, notre liberté de mauvais lecteurs. 

Un livre merveilleux à donner le tournis, à lire, ou à critiquer en toute mauvaise foi.

PS : « Inutile de nier : vous avez certainement, un jour ou l’autre, eu, vous aussi, l’envie d’amender tel ou tel aspect d’une œuvre qui ne vous plaisait pas. » (131)

ECO, Umberto, Lector in fabula, le rôle du lecteur, Paris, Librairie générale française, 1985

BAYARD, Pierre, L’enigme Toltoïevsky, Paris, éditions de Minuit, 2017

MARX, William, La haine de la littérature, Paris, éditions de Minuit, 2015

MERLIN-KAJMAN, Hélène, Lire dans la gueule du loup, Paris, Gallimard, 2016

PENNAC, Daniel, Comme un roman, Paris, Gallimard, 1992

SARTRE, Jean-Paul, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948