Ce qui arrive au-delà de l’eau n’arrivera pas chez nous. Ainsi pensent les fétichistes de la culture et des frontières : celles et ceux qui voient dans les fascismes une anomalie extérieure à nos mondes. L’uchronie, l’histoire contre-factuelle, la variation imaginaire sur des données réelles en quoi consiste The Plot Against America – le livre de Philipp Roth (2004) comme son adaptation en mini-série par David Simon et Ed Burn (2020) – font sentir combien cet optimisme, cette inertie des circonstances, ne se manifeste jamais que lorsqu’il est déjà trop tard ; et combien sont lourdes et sérieuses nos vies politiques.

Car ce que Roth puis Simon & Burns nous permettent de vivre par procuration, c’est le sentiment progressif et croissant de la terreur mythique. Une terreur qui n’éclate pas brutalement, en fendant le ciel et les flots sous l’apparat spectaculaire d’un Blockbuster bon marché ; mais une terreur lente, insinuée, crépusculaire et moite : une terreur au rythme du quotidien.

De quelle terreur parle-t-on ? Celle du vraisemblable. La vraisemblance du devenir fasciste de la démocratie américaine à partir de ses propres mythes, en 1940, à l’instant où elle vacille non plus du côté de l’intervention en Europe et de Frank D. Roosevelt (démocrate) mais du côté d’un météore héroïque à l’allure séculairement fabuleuse : l’antisémite aviateur de talent, Charles Lindbergh (républicain de l’America First et pro-nazi). Charles Lindbergh étant le premier homme à avoir traversé d’une seule traite, à bord du Spirit of St. Louis, l’infranchissable Atlantique (1927, 33h, New York – Paris), il est ce qu’il y a de plus proche du surnaturel aventureux et de l’esprit américain. Pour dire combien il est enraciné dans l’imaginaire de l’Amérique conservatrice : il est la figure qui sert de référence historique pour le personnage de « Cooper » dans le film Interstellar (2014, Christopher Nolan, un talentueux conservateur), une biographie épaisse de Lindbergh apparaissant, bien visible, dans la chambrette de sa fille. Lorsque Roth s’inspire d’une note de bas de page de l’autobiographie inédite de Schlesinger pour inventer la fiction d’un Lindbergh président, on se doute qu’il ne s’agit pas seulement là d’une idée arbitraire, mais d’un double génie diégétique qui, malheureusement, ne se ressent pas aussi fortement dans la mini-série que dans le livre : l’idée géniale de faire littéralement « planer », à bord du Spirit of St. Louis, la terreur antisémite sur les familles juives des États-Unis.

Imaginez, vous êtes juif. Imaginez qu’un long et lent pogrome se prépare

Imaginez : le président élu se déplace d’états en états à bord d’un Ryan monoplane sonore, bruissant de son moteur sous les cieux sombres et élevant la menace à la hauteur des surplombs quasi-divins. Imaginez, vous êtes juif : votre ennemi n’est pas un show man rose à perruque et quasi-bouffon ; c’est un homme-mythique enveloppé des fantasmagories technologiques du siècle entamé. Imaginez : Lindbergh n’est pas descendu du ciel avec fracas ; il n’a pas cherché le pouvoir en fanfare, le pouvoir l’a porté presque naturellement. Il s’est avancé avec la sobriété des héros et son idéal apparent est simple : éviter aux États-Unis une autre guerre (« Le choix n’est pas entre moi et Roosevelt ; mais entre Lindbergh ou la guerre »). Imaginez : Lindbergh n’est pas tonitruant. Laconique, en retrait, il conspire sans en avoir l’air et accroit la confusion : son gouvernement se compose tant de Henry Ford (fondateur de General Motors et notoirement antisémite, voir son pamphlet The international Jew) que du Grand Rabin conservateur Bengelsdorf (joué par John Turturro). Imaginez : ce n’est pas en attaquant les juifs publiquement qu’on s’en débarrasse, mais en argumentant raisonnablement sur l’ignominie d’une guerre européenne qui ne concerne pas l’Amérique, en délibérant sur l’« assimilation » des juifs américains, leur « intégration » à la « culture américaine ». Imaginez qu’un long et lent pogrome se prépare, sur le modèle des lynchages de noirs américains, non comme décret versé d’une bouche d’horreur ; mais comme effet collatéral nécessaire d’une logique dont l’apparat demeure léché, démocratique, sobre et probe. Imaginez une logique de guerre civile : les enfants juifs des familles se dresseront contre le traditionalisme étriqué des parents, on « ventilera », dispersera les communautés juives et les quartiers juifs grâce à un programme de neutralisation de la judéité « Just Folk’s » (juste des gens : une sorte de jeu de mot infini où le juif doit devenir goy, gentil, pour rester juif ; où être juste, tsadik, c’est être just, simplement, seulement des gens parmi d’autres) et une instance nouvelle (l’OAA : Office of American Absorption). On commencera simplement : les jeunes juifs seront envoyés dans des familles « blanches » du Midwest pour découvrir la ferme, puis des familles entières seront relocalisées sur une base « volontaire » dans des zones à majorité Ku Klux Klan – pour leur faire découvrir l’Amérique, la vraie.

The Plot

Le complot de The Plot Against America n’est pas univoque : deux régimes de conspiration s’entr’expriment et s’amalgament

C’est là que le roman comme la série sont des œuvres rares dans le déploiement de la thématique si américaine du « complot », The Plot. Il y a une originalité profonde tant chez Roth que Simon dans le traitement de cette notion. Car le complot de The Plot Against America n’est pas univoque. En réalité, deux régimes de conspiration s’entr’expriment et s’amalgament sur une ligne évanouissante où complot et non-complot se confondent. Ce « Plot » nous ne savons pas s’il est celui, imaginaire, de la fameuse « juiverie internationale » ; ou celui de l’usage pro-nazi et pré-fasciste de cet imaginaire ; ou encore s’il est celui de l’organisation effective, par un plan fasciste avec l’aide du FBI, de ce complot juif même. Plus précisément : d’un côté, nous avons le vrai complot des agents de Lindbergh contre les juifs, complot qui ne se manifeste jamais comme tel, au contraire, il n’est presque pas complot, puisqu’il est le cours démocratique plus ou moins soft et ergotable de l’État en son fonctionnement ordinaire. De l’autre, nous avons le fantasme, répandu par les fascistes explicites, les nazis des quartiers, du Sud, les confédérés, ceux qui se sentent « couverts » par la présidence de Lindbergh, le fantasme donc d’un complot judéo-communiste. Entre les deux : nous avons une conspiration oblique, celle qui manipule Alvin, le juif de Newark, cousin du narrateur (Philip Roth enfant), à son retour d’Europe (dans la mini-série surtout), pour lui faire faire disparaître Lindbergh et son avion : disparition qui déclenchera, le lendemain, une immonde Kristallnacht à l’américaine. Une étrange conspiration des services de l’État consistant alors à rendre tangible et réel l’imaginaire fantasmatique du complot judéo-communiste contre l’Amérique.

Voilà pourquoi l’intrication des complots est si intéressante dans The Plot Against America : tout s’opère d’abord lentement sur le mode mineur de l’ordinaire démocratique, le complot n’est qu’une série de méthodes, de programmes d’intégration ou d’assimilation, de « neutralisation » et de ventilation des communautés juives américaines. Le Grand Rabin Bengelsdorf n’est-il pas garant du non-antisémitisme de Lindbergh ? La sœur de Bess, Evelyn, un peu paumée et tombée amoureuse de Bengelsdorf, puis mariée à lui, ne va-t-elle pas jusqu’à danser, elle, la juive, avec Ribbentrop, l’ambassadeur nazi, dans une scène d’une poignante horreur ? Que les nazis ne soient pas nazis : voilà l’art du stratagème obscène de la présidence Lindbergh.

Et ce stratagème, n’est pas seulement livresque ou cinématographique ; il résonne, jusqu’à l’écœurement, aujourd’hui, y compris en France, de toute la hauteur stridente des détresses à venir.

Terreur

Ce que l’on suit, c’est la vie quotidienne de la famille de Philip Roth, engagée malgré elle dans l’uchronie malheureuse

La mini-série The Plot Against America est plus éprouvante à regarder que ne le serait un tintamarre de boucheries nazies. Pourquoi ? Parce que ce que l’on suit, c’est la vie quotidienne de la famille de Philip Roth, engagée malgré elle dans l’uchronie malheureuse ; parce que rien n’éclate frontalement, tout hante, tout vient d’abord par le journal, la radio, les engueulades politiques, puis, peu à peu, par un voisin qui a perdu son job, une connaissance qu’on a tabassé, puis cette connaissance, c’est ton propre père, celui de Philip, Herman Levin, ou l’assassinat du polémiste juif de gauche Walter Winchell etc. Tout l’effet de saisissement trainant et effroyable du livre et de la série peut être synthétisé par une scène sans grande importance : lors d’un meeting de Walter Winchell, où des sympathisants et des juifs de gauche se sont rassemblés, s’infiltrent, un à un, des membres de ce que l’on appellerait l’Alt-Right aujourd’hui qui, soudainement, déclenchent une bastonnade. C’est sentiment que vous auriez à lire le livre, à voir la série : celui d’une lente putréfaction. Car les six épisodes et les 500 pages du livre forment un voyage jusqu’au bout, jusqu’au fin fond, de la nuit de cristal.

Si vous regardez la série, consentez à l’apparente banalité du mal croissant. Ne vous attendez pas à des explosions à chaque épisode. Regardez-là, en pensant que l’ouvrage a été écrit sous l’administration Bush, puis publié en 2004, et qu’il a pu faire figure d’anticipation pour 2017 et Trump ; regardez-là en pensant combien la série s’ajuste aussi à ce contexte (2020). Mais regardez-là aussi, peut-être, en vous serrant le cœur, en pensant à ce qu’il se passe ici. En lisant l’étrange discours aux Mureaux, en questionnant la logique actuelle d’un prétendu « barrage ».

Regardez-là en pensant : si le plafond de verre éclate, connaîtrons-nous, nous aussi, une nuit de cristal ?