Bruno Pellegrino, jeune auteur suisse dont le talent a été consacré en 2019 par le prix François Mauriac de l’Académie française, signe un nouveau roman au titre évocateur : Dans la ville provisoire. Se laisser emporter par la fluidité des mots devenus aquatiques, s’immerger dans les eaux troubles de la cité des Doges … L’ouvrage nous convie à un voyage au-dedans et au-dehors par le biais de figures dont les noms ne sont jamais cités.
A mi-chemin entre présence et absence
Dans la ville provisoire, absence rime avec présence. En s’appropriant peu à peu cette ville au premier abord hermétique jusqu’à ne faire qu’un avec elle, en humant et palpant des objets qui ne sont pas les siens, le narrateur pénètre dans l’intimité d’une femme dont il ne connaît que la profession et le lieu de vie :
“Je prenais mes marques dans sa maison, je buvais du thé dans ses tasses, nous faisions peu à peu connaissance.”
Un lien intense et sensuel unit ces deux êtres que tout semble éloigner et rapprocher à la fois. Une sensualité chaste, respectueuse de cette femme dont le corps n’est ni fantasmé ni réduit à sa plastique, a contrario de celle émanant du film Laura d’Otto Preminger où l’absente errant tout au long de la trame est ardemment désirée par l’inspecteur chargé d’enquêter sur les raisons de sa disparition. La palette des sens tels que l’odorat, le toucher et le goût permet la découverte de l’autre tout au long de l’œuvre allant crescendo.
” Je remettais dans l’armoire les vêtements qu’elle avait allongés par brassés sur le lit. Quand je les dépliais, certains dégageaient un parfum écœurant de renfermé, d’autres conservaient dans leurs plis celui de leur dernière lessive, amande douce ou fleur d’oranger.”
Bruno Pellegrino s’était déjà penché sur cette question de l’absence dans Là-bas, août est un mois d’automne.
Mais à la différence de cet ouvrage, ce n’est pas la profession d’écrivain ou de poète qui est mise en lumière dans son dernier roman mais celle de traducteur :
“Avant que la fondation ne prenne contact avec moi, au cours de l’automne, je n’avais jamais entendu parler de la traductrice. Mais personne n’entend jamais parler des traducteurs – c’est elle qui le disait, dans un entretien que je découvrirais plus tard -, encore moins quand ils sont des femmes.”
Bien que le traducteur joue un rôle essentiel dans le cycle de vie d’une œuvre littéraire, il ne jouit pas de la même reconnaissance que l’écrivain, lequel est le plus souvent mis au devant de la scène. Consacrer sa vie à l’art de la traduction, c’est ainsi faire vœu de silence en offrant sa voix à la plume.
Consacrer sa vie à l’art de la traduction, c ’est faire vœu de silence en offrant sa voix à la plume.
Ce jeu d’absences, nous le retrouvons également auprès du narrateur qui pourtant est on ne peut plus présent, mentalement comme physiquement. L’absence est un soulagement, une échappatoire face à la solitude intérieure qui semble l’accabler :
“Tout au long de l’automne, je m’étais répété le nom de cette ville, ce nom que mes proches articuleraient quand ils diraient de moi que j’étais absent. Et m’absenter, je ne demandais que ça.”
Venise mise à nue
L’épigraphe du roman, tirée des Villes invisibles d’Italo Calvino, nous ancre dans le décor de la Sérénissime : “Peut-être ai-je peur de perdre Venise tout d’un coup, si je parle d’elle“. Loin des clichés doucereux auxquels on la rattache immanquablement, la Venise de Bruno Pellegrino est une ville se dérobant au fil de l’eau et de la mémoire. Cité oscillant entre hostilité et hospitalité, aux eaux tantôt étales tantôt déchaînées dont émanent une “odeur croupissante”, Venise est ici dépeinte sous un angle singulier :
“Sur le quai, relents lacustres – canard, algues tièdes, neige -, quelque chose de chimique aussi, chlore ou détergent, une odeur de piscine.”
Au-delà des sentiers battus, le lecteur est invité à découvrir une autre Venise, celle où les visiteurs néophytes ne s’aventurent pas, une Venise de rouille et de fer :
“La fenêtre donnait sur le quai et, en face, les hangars du chantier naval, une grue jaune, la rouille en traînées verticales au flanc d’un grand bateau en cale sèche. J’apercevais aussi les bâtiments de la zone militaire – miradors, murailles de briques – et les projecteurs du stade.”
Le narrateur s’interroge sur le destin auquel est vouée la cité des Doges, condamnée à devenir “insalubre, inhabitable” … Figée à travers les âges tout en étant destinée à disparaître, Venise nous apparaît comme une ville aussi envoûtante qu’inquiétante. Elle reflète l’angoisse et les questionnements submergeant par moments le narrateur.
Avant toute autre chose, la Venise de Bruno Pellegrino demeure une cité marine, rongée par l’eau de toutes parts, tantôt avec une sensualité exacerbée, tantôt de manière incisive comme lors de l’acqua alta. L’essence de la ville réside dans cet élément, l’eau étant son substrat mais également la cause de sa disparition à venir :
“Elle ne ferait que croupir dans quelques centimètres, peut-être un mètre, d’une eau saumâtre qui ne reflueraient jamais, comme un corps dans son propre jus.”
L’essence de la ville réside dans cet élément, l’eau étant son substrat mais également la cause de sa disparition à venir.
Si l’auteur refuse de sombrer dans les stéréotypes rattachés à cette ville de carte postale, il n’en échappe pas moins dans une certaine mesure … Venise revêt également un voile de mystère ainsi qu’une dimension carnavalesque dans l’œuvre de Bruno Pellegrino : les protagonistes s’éclipsent par moments pour ensuite émerger de la brume épaisse, tout comme les eaux troubles de la ville qui vont et viennent à leur guise, “dans un mouvement lent et régulier de pénétration”.
“Je me suis redressé tout d’un coup en voyant le premier masque, j’ai cru à un visage, peau blanche, yeux fixes, et tout de suite s’est dessiné le reste du corps sous la surface trouble”
L’eau comme allégorie de l’intime
Lors de ce Carnaval ne portant pas son nom, le narrateur poursuit son cheminement intérieur pour mieux se perdre dans sa solitude
Le narrateur, la traductrice, la ville provisoire … Autant de figures dont les noms se sont égarés, telles des ombres masquées tenant compagnie au lecteur sans même que ce dernier s’en rende consciemment compte. Lors de ce Carnaval ne portant pas son nom, le narrateur poursuit son cheminement intérieur pour mieux se perdre dans sa solitude. Se perdre, paradoxalement, dans la solitude de l’autre, en l’occurrence dans la solitude de la traductrice :
” Mes gestes se dédoublaient, je voyais la traductrice accomplir les mêmes.”
Le narrateur n’est pourtant pas le seul promeneur solitaire à déambuler dans ce dédale intérieur. Sa grand-mère, la traductrice, Venise : toutes trois se sont vues submergées par le grain du temps, par les flots de la mémoire …
“Je lui inventais une mort suffisamment spectaculaire pour la canoniser, mais aussi douce que possible. Un soir d’octobre, marcher seule sur la plage, entrer nue dans la mer. Inspirer, plonger, nager à pleines brasses et gagner le large, perdre la mémoire au tout dernier moment.”
Peut-être Bruno Pellegrino a-t-il voulu rendre un subtil hommage à Elsa Morante, l’extrait suivant de La Storia faisant délicieusement écho à celui cité plus haut:
“Elle gisait en deçà de la limite de brisement des vagues, limite qui était encore humide de la marée récente, dans une pose détendue et naturelle, comme quelqu’un que la mort a surpris alors qu’il était inconscient ou endormi.”
La Maison en petits cubes et Une tête disparaît, deux courts-métrages respectivement réalisés par Kunio Kato et Franck Dion, puisent également leur inspiration dans l’élément aquatique pour aborder la thématique de la perte progressive de mémoire. Dans la ville provisoire, à l’instar de ces deux productions, effleure cette thématique avec finesse et sensibilité.
Pour le narrateur, cette quête de soi va notamment se traduire par la découverte de son homosexualité dont il fait à demi-mot l’aveu, d’une part à lui-même et d’autre part à la ville provisoire. L’eau prend alors une toute autre dimension : celle de la sexualité, du refoulement et de l’émergence des pulsions … Dans cette Venise où le concept d’identité fait l’objet d’interrogations par le biais du déguisement et de la mascarade, le narrateur se prête à ce jeu de rôle en revêtant la robe de la traductrice, au sens propre comme au sens figuré :
“Je me glissais lentement dans la robe, la doublure râpeuse contre ma peau. (…) Les jupons en se froissant créaient des tourbillons qui me caressaient les jambes. (…) La robe gonflait, me soulevait, elle était immense et je me sentais léger et beau, je tournoyais, je flottais dans le salon, je nageais dans la robe. (…) Je l’ai retiré très lentement, j’avais peur de la déchirer.”
Le narrateur n’est plus seul. L’homme se caressant doucement, le pizzaiolo aux épaules saupoudrées de farine, l’eau, omniprésente, prête à jaillir au moindre signal …
” L’eau roulait comme un muscle, frappait le quai et explosait en gerbes blanches, les vagues déferlaient sur les larges dalles de pierre et se retiraient lentement.”
Références
- PELLEGRINO, Bruno Dans la ville provisoire, Chêne-Bourg, éditions ZOÉ, 2021, 96 pages
- MORANTE, Elsa, La Storia, Paris, Gallimard 1977 – 1974 pour la version originale
- DION, Franck, Une tête disparaît (court-métrage), 2016
- KATO, Kunio, La Maison en petits cubes (court-métrage), 2008