En 2017, un court-métrage impressionnant et entièrement chorégraphié mettait en scène des danseurs de krump sur une musique baroque. Un mélange des genres audacieux initié par le cinéaste Clément Cogitore, à l’origine d’une mise en scène à l’Opéra de Paris que le film de Philippe Béziat documente, des répétitions jusqu’aux représentations publiques.

Après la représentation, une petite mamie vient à leur rencontre et leur demande si c’est bien eux, les invités. Un bref échange s’ensuit, plein de rires et de gloussements nerveux, et peut-être même de gêne enfantine, coupable, intruse. Parce qu’ils le savent, intimement, qu’ils ne sont pas à leur place, qu’un moment ou à un autre l’imposture cessera, qu’un à un ils seront démasqués et qu’il leur sera demandé de quitter immédiatement et définitivement les lieux. Ce territoire n’est pas le leur. Tout le monde le sait d’ailleurs, qu’ils ne sont pas chez eux ici, qu’ils sont hors normes. C’est écrit en énorme de toute façon sur leur gueule, à ces quelques bons sauvages de quartiers ensauvagés. La violence symbolique de la classe dominante ne s’exprime jamais avec plus de tangible et innocente pureté que dans ses temples de haute culture ; alors qu’une large troupe de danseurs urbains soit remise à sa juste place par le paternalisme bienveillant d’une spectatrice de l’Opéra Bastille, finalement, quoi de moins surprenant. Entre elle et ces invités, il y a tout un monde et toute une vie. Et c’est aussi toute la démarche du metteur en scène Clément Cogitore et du documentariste Philippe Béziat d’œuvrer à combler ce fossé, entre la bourgeoisie et sa banlieue, entre l’art de l’élite et les cultures urbaines, entre un passé colonialiste et sa déconstruction contemporaine.

L’amour au temps de la cancel culture

C’est par cette alchimie-là que les grandes œuvres peuvent ressusciter et de nouveau dialoguer avec le présent

Les Indes Galantes, comme chacun n’est pas forcément censé le savoir, est un opéra-ballet de Jean-Philippe Rameau figurant des histoires d’amour impossibles dans des contrées exotiques, orientalisantes et approximatives à souhait. Il est également un des opéra les plus célébrés de son compositeur, en plus d’être un chef-d’œuvre incontestable du répertoire baroque mondial. C’est à la demande de l’Opéra national de Paris que Clément Cogitore s’attelle à une adaptation actualisée d’un livret que les plus woke d’entre nous n’hésiteraient pas une seconde à juger “problématique”, symptomatique du racisme systémique en vigueur, ici comme ailleurs. Et le hic pour eux, c’est qu’il nous est ici remarquablement illustré qu’une interprétation intelligente et compréhensive peut tout à fait surmonter la lettre originale d’une œuvre datée, la détourner même quelque peu de son sens initial pour mieux accéder à son esprit. C’est par cette alchimie-là que les grandes œuvres peuvent ressusciter et de nouveau dialoguer avec le présent, par-delà leur recontextualisation rigoureuse qui ne fait que les rendre plus poussiéreuses et pontifiantes encore. Le chef d’orchestre Leonardo García Alarcón remarque par ailleurs très bien, au détour d’une explication de texte auprès de ses nouveaux collaborateurs, qu’une œuvre d’art, dès lors qu’elle est envisagée en tant que pièce de musée, peut être considérée de ce fait comme morte. Mais c’est aussi le propre des grandes œuvres que de porter en eux les moyens de leur renaissance.

Le charme discret de la té-ci

Accorder aux vivants les outils pour raccorder entre eux plusieurs récits diamétralement divergents

Une parmi d’autres, mais la plus décisive des idées de Cogitore pour réactualiser les Indes Galantes a été de donner les clés du ballet à une chorégraphe issue de la culture hip-hop, Bintou Dembélé, qui a assemblé une compagnie de danseurs de style et de provenance différents, tous descendants de ceux-là même qui ont très librement inspiré les stéréotypes de l’opéra de Rameau. Boucler la boucle en somme en réintégrant du réel dans une pure fantaisie orientaliste, d’accorder aux vivants les outils pour raccorder entre eux plusieurs récits diamétralement divergents : ceux d’une part dont ils ont hérité de leurs parents et de toute leur histoire familial,  ceux ensuite que le colonialisme a projeté sur eux, ses indigènes, pour se les représenter. La scène de l’Opéra Bastille devient donc celle du télescopage de regards opposés, adversaires, irréconciliables peut-être même. C’est pourtant cette cohabitation que Cogitore veut forcer en créant des points de contact entre le proche et le lointain pour qu’ils cessent enfin de s’ignorer l’un l’autre, qu’ils se regardent et se reconnaissent, et même pourquoi pas, pour qu’ils commencent à dialoguer et à vivre ensemble, en société. Un des danseurs ne dira rien d’autre en envisageant les représentations des Indes Galantes comme des rencontres avec le public de l’Opéra Bastille : “C’est pas eux qui sont allés nous voir, c’est nous qui sommes allés les voir”. Un autre : “On essaie de respecter au mieux ce que vous avez toujours aimé, et de le faire à notre époque avec ce que l’on est. Vous en pensez quoi ? C’est juste cette rencontre-là qu’on aimerait avec eux.”

Une jolie séquence de transition se cache dans ce film, qui incarne pourtant à la fois parfaitement le projet de Clément Cogitore et appartient exclusivement à l’économie narrative que met en place Philippe Béziat. C’est la voix-off d’une danseuse qui se plaque sur des images des choristes en pleine répétition. Elle nous explique alors qu’elle a tout récemment découvert le village amérindien dont est originaire une partie de sa famille, et que depuis qu’elle a commencé à travailler sur ce projet de relecture des Indes Galantes, elle a un rituel : tous les matins, elle écoute une compilation de chants tupi-guarani, un unique et ténu fil d’Ariane qui la ramène à ses ancêtres, aux fantômes passés, à une vie possible, à une histoire dérobée. Le chant est très beau. Une chorale d’enfants, une mélodie élémentaire mais joyeuse, communiante, sans âge ni vieillesse. Et tandis que l’on voit cette danseuse aux origines remontant aux peuples amazoniens s’installer dans un TER de banlieue qui va la mener comme tous les matins jusqu’à l’Opéra Bastille, le tupi-guarani et les mezzo-sopranos chantent en quasi-harmonie, se fondant l’un dans l’autre, réconciliés et s’évanouissant dans un temps suspendu et retrouvé.

  • Indes galantes, un documentaire de Philippe Béziat, en salles le mercredi 23 juin 2021