Qu’est-ce que la mode ? Il n’y a pas de meilleure réponse que la plus couramment admise : ce qui est condamné à changer demain. Ce qui appartient à la mode doit bientôt être démodé, mais alors pourquoi ? À l’heure de la fast fashion et de l’éco-anxiété, il semble que cette fatalité se questionne à nouveau, mais elle bute toujours sur cette forme parfaite d’action pure qui échappe au regard et aux questions. Tentatives de réponse avec Philosophie de la mode, de Georg Simmel, essai précurseur des études sur la mode contemporaine.

Philosophie de la mode
Il semblerait, après une longue phase de rétrécissement qui mena vers des extrémités inconfortables, que les jeans s’élargissent à nouveau, à l’aube de 2024. Comme l’univers, qui paraît-il vit d’expansions en rétractions successives, il y a donc un relativisme de la forme des pantalons qui s’impose dans l’évidence la plus tranquille. Admettons-le : la mode échappe à notre compréhension, et le seul contact que nous entretenons avec elle est de l’ordre de la réaction : la suivre, la subir, ou y échapper (moyennant, pour cette dernière option, une conduite qui aujourd’hui relève du courage militant).Est-ce pour cette raison que la mode reste un objet négligé par la plupart des grands courants de pensée philosophique, même les plus contemporains ? Comme s’il elle n’était qu’un résultat banal d’enjeux socio-économiques plus profonds… Dommage, car le mystère apparaît pourtant dans ses productions concrètes : ses étranges réalisations, vestimentaires mais aussi architecturales musicales lexicales… Tous ces caprices sans raisons esthétiques ni pratiques, changeant aussi subitement qu’ils sont apparus, échappent à notre compréhension et narguent la réflexion.

À la base est l’imitation, axe vital du monde social. Le mimétisme est garant de l’intégration de tout individu plongé dans le collectif

Philosophe original et père fondateur de l’École allemande de sociologie, Georg Simmel s’est penché en 1905 sur la mode de la société berlinoise où il vivait, et qui connaissait en ce début de siècle un véritable boom. Cette date est d’autant plus importante qu’elle replace le propos au tout début de l’empire de la consommation, avant que la mode ne devienne un objet inapprochable car trop proche de nous.

Un jeu de contraires

À la base est l’imitation, axe vital du monde social. Le mimétisme est garant de l’intégration de tout individu plongé dans le collectif. Néanmoins, cette conduite ne peut satisfaire le désir d’individualité, toujours frustré par le poids du groupe…

Phénomène social par excellence, la mode intéresse justement Simmel pour l’équilibre qu’elle offre entre ces deux aspirations contraires : elle a « en propre de rendre possible une obéissance sociale qui est tout à la fois une différenciation individuelle ». De cette ambivalence fondamentale entre liberté et contrainte, s’avance donc une issue objective qui fait de la mode un objet presque miraculeux :

« Ainsi la mode n’est-elle rien d’autre que l’une des nombreuses formes de vie à travers lesquelles se trouvent réunies dans une unité d’action la tendance à l’égalisation sociale d’une part et la tendance à la différenciation individuelles et à la variation d’autre part. »

Simmel développe une vision dualiste apte à cerner les difficultés de cet objet qui joue des couples contraires, tels l’individu et le groupe, l’apparence et l’authenticité, le laid et le beau, le fugace et la répétition. Des oppositions qui se rejoignent, se confondent et s’oublient immédiatement… Comme la religion, qui elle-même joue de ces contraires séduisants (notamment le protestantisme allemand et sa notion toute personnelle de Prédestination). D’où la tentation de considérer la mode comme un phénomène naturel et sans pourquoi, telle une spiritualité !

Simmel, en sociologue qu’il est, renvoie l’origine de la mode à un « pur produit des besoins sociaux » : la distinction des classes sociales. Intégrant autant qu’elle exclut, la mode délimite d’abord les groupes sociaux, et son renouvellement ne s’opère que pour perpétuer cette distinction menacée « sitôt que les catégories inférieures commencent à s’approprier la mode et brisent ainsi l’unité cohérente de la communauté d’appartenance symbolique ».

La mode a toujours existé, mais elle a longtemps marché en vase clos dans la société noble. Sa dynamique verticale, s’appliquant à un système de différenciation sociale, a pris son essor avec l’apparition d’une classe apte à combler le fossé entre l’ancienne noblesse et le Tiers état : la bourgeoisie montante du XIXe siècle. Philosophie de la mode est écrit à un tournant majeur de l’évolution des moyens de production. Et plus qu’une simple bourgeoisie aisée, c’est la classe moyenne et la société de consommation qui apparaissent dans le Berlin des années 1900, traçant progressivement une fine ligne entre les groupe sociaux. Le rythme de la mode, dans une société où la majorité peut maintenant désirer les mêmes produits, s’en trouve accéléré. C’est du moins l’analyse de Simmel pour justifier le renouvellement continu de la mode, stimulée par « le processus selon lequel toute couche sociale délaisse une mode aussitôt que la couche qui lui est inférieure s’en empare ». Un phénomène tellement social qu’il rend les considérations pratiques ou esthétiques purement secondaires, et justifie donc « la parfaite indifférence de la mode à l’égard des contraintes matérielles de la vie ». La mode des doudounes sans manches serait donc parfaitement justifiée par la lutte des classes…

Le culte du présent

Mais le recours à la sociologie semble limité pour répondre à la grande question, plus philosophique cette fois : pourquoi prenons-nous pour naturel ce changement permanent qu’impose la mode ? Simmel ne se dégonfle pas et avance l’idée d’une extension du domaine de la mode acquise sur les terres vacantes de la religion :

« Parmi les raisons qui expliquent ce règne de la mode sur la conscience figure également le fait que les grandes convictions éternelles et indiscutables soient sur le déclin : les éléments fugaces et changeants de la vie ont le champ d’autant plus libre. »

J’ai écrit plus haut que la mode avait une fonction sociale analogue à la religion : rassembler et singulariser l’individu. Mais la comparaison s’arrête ici, car si mode et religion sont des formes qui donnent des conduite de vie, la religion s’établit dans des contenus pérennes, dans des pratiques revendiquées immémoriales, tendues vers le passé et en complète opposition avec l’éphémère de la mode.

Simmel, en sociologue qu’il est, renvoie l’origine de la mode à un « pur produit des besoins sociaux » : la distinction des classes sociales.

Le triomphe de la mode est admis là où la religion s’efface, et Simmel envisage un bouleversement sensible dans notre rapport au temps : un resserrement de notre conscience sur le temps présent et le contingent. Se trouvant toujours « sur la ligne de partage entre le passé et l’avenir », la mode est un révélateur du rapport à l’hyper-présent qui fait notre monde contemporain – à moins qu’elle n’en soit le principe même.

Simmel, hélas, parle peu des contenus concrets de la mode de son temps. Mais il fait néanmoins une distinction originale et éclairante entre les types d’objets susceptibles d’y appartenir, et ceux qui s’y refusent. Ces derniers, soustraits à toute influence extérieure, renvoient pour Simmel au classicisme grec. Pour ces objets dont l’intériorité est souveraine face au monde, l’esprit qu’ils portent « imprime sa loi au tout ». Et il est vrai qu’on peut facilement tracer une ligne esthétique classique, de l’Antiquité jusqu’à nos jours, sur laquelle reposent notamment des institutions et des courants artistiques, des réalisations qui n’entendent pas être dirigées par les modes et leurs formes contingentes. On n’a jamais vu, en effet, un tribunal construit dans un style baroque ou art nouveau, ni un uniforme militaire autorisant le port de sneakers. A contrario, les objets rejoignant la mode se définissent par leur soumission aux impératifs temporels. Et les vêtements, hors uniforme et signes religieux certes, en sont les premiers élus : Ils ne représentent rien, depuis le XIXe siècle, qui ne résiste à leur relation à l’extérieur et aux contingences d’un temps. Ils évoluent ainsi dans les grands mouvements de la mode, et sont le signe parfait d’un moment précis du présent. Cela explique sûrement le charme désuet qui les ramènent plus tard dans une mode renouvelée qui cultive aussi son propre rapport au passé : c’est le vintage.

Mais reste en suspens la question de savoir qui guide concrètement les évolutions de la mode…

Un Simmel sans Nike

Le propos de Philosophie de la mode résiste à l’épreuve du temps, et la réalité a même confirmé, voire dépassé ses analyses. Car Simmel n’avait pas, en 1905, pu suivre l’arrivée de la marque, ce signe souverain si fort qu’il acta définitivement l’autonomie de la mode sur la réalité matérielle des objets qu’elle produit. Ainsi, les grandes marques n’ont plus besoin de justifier la qualité inhérente de leur production pour s’assurer du prestige, leur nom seul suffit (comme l’ont analysé Pierre Bourdieu et Yvette Delsaut dans leur article « Le couturier et sa griffe : contribution à une théorie de la magie »). Signe magique où tout un univers se dévoile rien qu’au nom, signe immédiat et par là hautement spirituel, la « griffe » assure la pérennité de la mode au-dessus de ses changements nécessaires. Et la boucle est bouclée.

Mais Simmel n’a pas connu la fin du XXe siècle, il nous en fait l’aveu dans cette idée aristocratique qu’il porte sans s’en rendre compte sur la mode, limitant le vêtement à un simple masque « recouvrant l’intimité d’un voile protecteur ». Il associe de ce fait la mode à des moments de représentation, comme le furent sûrement les protocoles de la belle époque… Un temps où espace social et privé étaient clairement dissociés. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, réseaux sociaux oblige, et dans la confusion entre privé et public la mode elle-même est utilisée comme un pont à double sens, où la circulation est ambiguë. Mais si les fringues innombrables et le décloisonnement des styles offrent maintenant plus de possibilités pour être soi-même à travers ce qu’on porte, le masque persiste néanmoins : l’intimité ne peut s’approcher du monde social que par une transcription. Les conventions survivent en cela, sans parfois se voir, dans le jeu de la représentation. Et celle-ci donne une impression fausse de plein dévoilement, dont les auteurs sont parfois eux-mêmes les dupes. Un jeu où c’est toujours, en tout cas, le grand marché qui gagne.

  • Georg Simmel, Philosophie de la mode, Éditions Allia, 2023.