L’ouverture du 74e édition du festival de Cannes était consacrée au nouveau film de Léos Carax, Annette. Après avoir réalisé Holy Motors en 2013 , le cinéaste revient en grâce sur les marches cannoises et dans les salles obscures, avec ce qui se présente comme une œuvre somme, totale, dont l’ombre a plané sur tout le reste de la Compétition. 

Dans un paysage cinématographique mondial asséché par la crise du coronavirus, titubant sur les restes fanés du bon vieux cinéma social de rigueur (de plus en plus oniricide), qui de mieux que le réalisateur de Mauvais Sang ou Boy Meets Girl pour réaffirmer la pleine puissance de l’Artiste – sa monstruosité aussi – et ainsi sceller un pacte de croyance, d’allégeance envers le septième art, comme fulgurance de l’amour, où l’on tiendrait à la fois l’arc et la lyre. Le réalisateur français filme ici en anglais les affections compulsives et les sentiments exaltés d’un couple célèbre, entre gloire et déchéance. Annette : film fleuve, écorché vif, parcouru par un souffle mélancolique. C’est beau, triste à en pleurer et on ne va certainement pas se priver.

Un cinéma orphique

« Croyez vous aux fantômes ? – Non mais j’en ai peur ! »

Cette phrase de Madame du Deffand à son ami Horace Walpole, auteur du premier roman noir, Le Château d’Otrante, pourrait servir d’exergue à la trame du récit. En effet, l’œuvre semble habitée par de nombreux fantômes du passé. Femmes aimées et réminiscences s’entremêlent dans un tourbillon magnétique. Quel trouble alors de revoir l’espace d’un instant aux côtés du loup solitaire qu’est Carax, la visage de celle qui fut sa compagne, la magnétique actrice Katerina Golubeva, décédée en 2011. Ou plutôt les traits fugaces de sa fille Natsya à qui le film est dédié. Trouble perceptif ? Correspondance Mimétique ? Certainement les deux, et on comprend dès lors l’importance du vaste chantier qui suivre. La clé de l’œuvre ne se situerait guère du côté de la satire, de la vitrine hollywoodienne, entre conception érudite de l’art et détournement debordien, mais davantage dans une archéologie de l’intime, qu’il va falloir ramifier, fragmenter, afin d’un préserver la pureté émotive.

Dans son essai intitulé L’amour du nom, Martine Broda écrit  : « le lyrisme, loin de toute fadeur sentimentale, demeure dans sa plus haute exigence, une façon d’affronter la condition humaine et l’énigme du désir ». Le lyrisme naît ainsi de l’amour perdu et des femmes défuntes. Chant de l’amor fati. Ce chant, c’est celui de la transformation du monde en splendeurs, mais aussi de ses tourments. A mi-chemin entre l’opéra wagnérien (ses fantasmagories cinétiques, sa profusion baroque) et la danse macabre (delectacio morosa mon amour !), le film convoque les puissances du faux/l’illusion théâtrale, polyphonique, comme principal moteur de vie. Si « l’imaginaire est une force » (leitmotiv omniprésent), il y a un prix à payer pour devenir prince de l’art. La noblesse du beau chez Carax s’accompagne d’une constante dualité, rappelant l’opposition nietzschéenne entre le dionysiaque et l’apollinien. Ici, c’est la possible collusion entre romantisme et classicisme qui est visible : Marion Cotillard campant le personnage de Ann, être éthéré, immaculé, cygne blanc sur lequel repose le lit nuptial. De l’autre côté, Adam Driver devient Henry, personnage animalisé, titanesque, colosse aux pieds d’argile. C’est un mariage entre le Ciel et l’Enfer, entre « le calme, la tempérance et la noble grandeur » cher à Winckelmann, historien d’art spécialiste de l’art antique, et la quête  irrationnelle, l’immatriculation du beau, baudelairienne, des romantiques gothiques. L’œuvre baigne dans ces deux eaux un peu malades, cherchant la fracture, le symptôme, la pathologie, au sens premier du terme, c’est à dire : « l’examen des passions ». De passions funestes, mortelles, il en est évidemment question. Retenir au bord du gouffre les êtres aimés.

Halluciner le réel comme on hallucine l’être aimé

Ce qui apparaît pour n’importe quel spectateur comme des manques, des béances dans le récit, se transfigure à l’inverse, en véritable incendie. Il s’agirait peut-être de cela en vérité : incendier le récit. Halluciner le réel comme on hallucine l’être aimé. Ultime quête également, dans ce fracas de sensations : la recherche d’une fluidité mélodique. Une pure orchestration du réel où il s’agit de ramener le cinéma du côté de la musique, dans une sorte de lien sacré, pacte de sang qui transperce l’âme, foudroie le regard. Pousser les curseurs du grandiose au maximum, faire que l’artifice atteigne son paroxysme, pour mieux faire vibrer les chairs et retrouver la capacité de faire battre son cœur. Le cinéaste nous convie, à travers son dernier long métrage, à un retour vers un point originel qui serait l’invention du sentiment et de la tragédie. L’expression du Moi lyrique, comme survivance de l’Artiste (en temps de crise, donc toujours) : prométhéen, ombrageux et cosmique à la fois. Marcher vers une étoile et rien d’autre. Capter un instant de vision qui trouble. L’art sera liberté lyrique ou ne sera rien du tout. Une longue odyssée du sensible. Alors que les rêves et les ténèbres s’étreignent, Leos Carax a trouvé en Annette son talisman. Rappelant ainsi, que ce sont les images qui appellent les cinéastes, et non l’inverse.

Le corps de la fiction

Chez Carax, le cinéma est affaire d’intensités : affectives, lumineuses, psychiques. C’est surtout une affaire de corps. On se souvient ému, dans ses opus précédants, des grimaces, sauts, courses et autres cabrioles de Denis Lavant. Mais à travers l’art circassien de ce dernier, nous assistions surtout à l’autonomisation d’un corps. Un corps-territoire, corps-archipel convoquant à lui tout seul un imaginaire entier, un idéal des possibles. Et ainsi le réalisateur, à travers l’inscription de ce corps dans une image, allait chercher une grâce du mouvement, « la beauté du geste » (cf Holy Motors), « la plasticité du mouvement » pour reprendre une expression du critique Dominique Paini, à l’instar du muet. Annette en serait alors l’amplification féroce, risible. Un corpus entier de la fiction qui frémit, jubile, se détruit pour mieux se réincarner.

Nous sommes dans un corps à corps avec la pulsion de vie

À travers le personnage de Henry (Peter Pan ? Bouffon vert ?) et Ann (Sorcière du Lac, figurée en «Amour »/ «Vengeance »), nous sommes dans un corps à corps avec la pulsion de vie. Un jeu de possession, où les acteurs se retrouvent hantés par l’intimité du filmeur. Langage nocturne des amants. Une intimité réduite en cendres, en poussières d’images. Il faut jouer sa vie quitte à se blesser, avec cette idée folle que l’être humain/spectateur/personnage joue avec des forces qui le dépasse, quelque chose de trop grand pour lui : le sublime vécu en chair et en os (et donc forcément, vous l’aurez compris, en image). La nuit n’est pas tendre chez l’homme-troué Carax, elle oscille entre déchirure et éblouissement. Faire rayonner le cœur blessé de cette nuit et affronter l’armée de spectres qui l’assaille. C’est un fantastique du corps, des affects qui est mis en œuvre. Carax a ancré le fantastique dans la chair des personnages au lieu de les nimber dans une pleine surréalité : c’est parce que les êtres eux-mêmes ont soif de récits, de mythes ( l’essence du sentiment amoureux n’est-il pas la dévotion envers l’autre ? Et envers ses paysages intérieurs ?) que le réel déraille, dévie constamment à s’en faire péter les veines. Deux stars, s’étiolant, entièrement soumises à l’hallucination artistique. Parasitage possible, effraction possible entre l’art et la vie, où devrions-nous dire, entre la sacralité de l’art et les ruines du cœur.

Les corps sont sanctuarisés, glorieux ou tributaires d’un terrible maléfice. Annette, sorte de créature étrange, ange du bizarre, presque désolée, effrayée d’être au monde. Cotillard en créature du Lac façon Disney, la « marque de la bête » sur le visage de Driver (griffure du film, vampirisé par le cinéma lui-même). Flottement et surgissement étrange de la figure de Winslow dans Phantom of Paradise de Brian de Palma, musicien maudit ayant accepté un pacte faustien… Les errances nocturnes de Henry/Adam Driver traversant Los Angeles en moto (plans de coupes insistant maintes fois sur le masque mortuaire du personnage ), creusent et annoncent un motif caraxien récurrent : celle du tombeau. Sauf qu’ici, à l’inverse de Holy Motors et son ton oraculaire sur la perte et la déliquescence des images, le tombeau-cinéma, ce cimetière des songes, devient berceau d’espérance. La douleur du veilleur de nuit y est toujours intacte, mais elle se consumera lorsque les étincelles se feront plus vives. Flambeau.

La flamme chantante

Dans le Musée des Merveilles de Todd Haynes, sorti en 2017, nous assistions aux pérégrinations de deux enfants sourds (l’un dans le New York des années 20, et l’autre dans le N.Y des années 70), et aussi à la métamorphose de leur regard. Ils trouvent refuge dans un cabinet de curiosités, remplis d’objets précieux et autres reliques. Métaphore du cinéma au seuil d’une genèse mais aussi d’une nouvelle jeunesse. L’œuvre de Todd Haynes étant tout sauf de l’automuséification, elle charrie autant de fétiches à transmettre. Les corps, les voix, les images sont transmetteurs de mémoires, et ça, le cinéaste français l’a parfaitement compris. Outre le jeu de correspondances entre les deux films : la sempiternelle question de l’enfance de l’art (préserver la vie dans la fiction), la question de la transmission du regard occupe toutefois une place de premier ordre. Dans Annette, il n’est plus question du « frêle fantôme » que pouvait mentionner Serge Daney ou du génie rimbaldien tant décrié. Non, ici nous avons à une autre figure tutélaire, celle du passeur d’images. Ce n’est pas tant à un public averti que semble s’adresser le cinéaste, mais aux nouvelles générations (qui ont l’âge de sa fille, 16 ans). Cette génération Tumblr, Instagram, Tik Tok ( jeunesse antique capable de tout brûler d’un seul clic) qui ingurgite quantités d’images de manière abyssale, en parfaits iconophages. C’est aussi une adresse possible à une future génération de spectateurs/cinéphiles/cinéastes : peut être serait-il temps de renouer avec la tradition du merveilleux, qu’en dites-vous les amis ?

Un cinéma sensitif, de portraitiste, rempli d’expérimentations visuelles

On a souvent comparé Carax, de manière absurde, à un sous-Godard. Mais cultiver l’admiration ne veut toutefois pas dire recopier vainement. Pourtant les échos sont nombreux avec le réalisateur à la caméra-pinceau : l’inscription dans une image d’une dynamique de la révolte qui passerait par les cimes de la beauté, la croyance dans l’art pour l’art comme soulèvement du regard, un cinéma sensitif, de portraitiste, rempli d’expérimentations visuelles. Ce désir d’inventer sans cesse de nouveaux règnes ou statuts d’images. Une dimension ludique, où l’on déconstruit le cinéma pour le réarticuler. Mais plutôt que le réalisateur de Prénom Carmen, c’est la figure de Jacques Rivette qui surgit des limbes, telle une apparition : l’expérience vécue devenue mythologie personnelle, la primauté de la/des fiction(s), comme pour signifier la primauté de l’/des amour(s). Jeu de miroir surprenant entre les deux : Rivette et sa théorie des spectres, fasciné par le livre Spirite de Théophile Gautier (qui hante tous ses films), le scénario abandonné intitulé Phénix, dérive fantastique (Carax est le phénix du cinéma français, qui a fait de la salle de projection son cimetière et sa terre natale), la rémanence de la figure de Aurélia de Nerval, amour perdu dans le corpus rivettien. La prédilection accordée au cinéaste de Céline et Julie pour la culture populaire (cabaret, théâtre ) et la BD. Une tradition du merveilleux qu’il a réinvestit dans la lignée de Cocteau ou Franju. Chez Rivette, ce sont les femmes qui détiennent les clés de la fiction, elles sont magiciennes, oracles, ouvrent un ailleurs, gardiennes des légendes et des cathédrales de splendeurs. Entre nuit étoilée et spectralités, les deux avancent mains unis à la recherche d’une divine aurore, céleste image, leur permettant d’habiter le monde poétiquement et par la même occasion de renaître (vacance de l’âme et volupté).

IMAGE = MAGIE

Tout comme à la fin de Céline et Julie, il s’agit de libérer le corps d’un enfant, d’une prison mentale… Carax, prisonnier de sa caverne-cinéma, de sa propre création, de ses chimères (qui sont aussi ses anges gardiens révélateurs). A la fin de Annette, le cynisme du personnage de Henry éclate : « Ne me regardez plus », mais vous, spectateurs, continuez à ouvrir les yeux, et en grand s’il vous plaît. Les yeux, le noir abîme, les corps qui tremblent : une belle définition du cinéma en somme.

En résulte le dernier plan du film, comme marque émancipatrice, ultime tour de passe-passe alléchant. De cette dimension propre au registre du conte, nous n’avons pas en conclusion de « FIN », mais un cadavre, une peau de chagrin, qui attend une nouvelle fois d’être réactivée, réenchantée. Éternelle adresse aux puissances du faux : se soigner de cette mauvaise magie. De telle manière que Carax le phénix rejoue éternellement à travers ses œuvres des scènes de la Femme et le Pantin de Pierre Louys, pour s’en libérer (de ses mauvais sorts), enfin du moins pour l’instant. Et dans une même trajectoire incertaine, par le rayonnement d’un corps qui prend vie (celui de l’enfant), opérer à un retour vers l’éden perdu (la femme aimée). C’est une affaire de corps lumineux qui disparaissent, réapparaissent puis s’échangent.

Seul nous reste le chant d’une petite fille timide, pour nous enorgueillir d’un éclair suprême, d’une promesse de l’aube. Qu’importent les tumultes du corps, ses atrocités, c’est bien la voix d’Annette (rose incandescente) qui porte l’aura du monde. Sa voix devient flamme, lanterne magique. Fuga Divina. Quand le monde est en ruine, court à sa perte, le cinéma a pour seule requête de continuer à préserver les miracles et la voix des anges. Car oui, la lumière répare le monde. Et ce sont les seules grâces que le ciel nous permet.

Leny Soupama

  • Annette, un film de Leos Carax avec Marion Cotillard, Adam Driver, Simon Helberg, actuellement en salles