© Giulia Zanvit, Attraversare, 2021

Giulia Zanvit expose d’abord son regard bleu pastel et ses sourires. Au milieu de la foule, à ses dépens, on la remarque, trahie peut-être par son extrême sagacité, ou par sa spontanéité. Elle est de ces artistes qui touchent à tout, délicatement. Celle-ci évolue à travers les expériences de créations, de récréation. Son art est sa joie. C’est aussi sa manière de rencontrer le monde. La voilà munie d’un pinceau, d’une branche d’arbre ou d’une paire de ciseaux. Cette autre fois, on la voit broyer des pigments bleus, transformer des fleurs, ou modeler du papier mâché comme de la pierre. Elle ne s’éparpille pas mais fouille tout pour figer avec douceur et humilité l’harmonie des choses naturelles. Elle n’imite ni ne concurrence la nature, elle la met en valeur. L’œuvre de Giulia Zanvit est un médium qui nous pousse à mieux voir. Sa production est le fruit du temps long : celui de la contemplation souvent et d’une exécution minutieuse. Cérémonieuse, la pensée qui la mène à la réalisation est semblable à celle qu’adopterait cet artisan japonais qui considère autant le cheminement que le résultat : sa tasse de thé irrégulière et belle. Ainsi, à travers sa création dense, l’artiste nous offre un peu du mystère de la pensée des hommes, de la nature, de leurs échos enfin. Elle nous fait voir à nouveau les beautés auxquelles notre œil pressé s’est, à tort, accoutumé.Giulia Zanvit est présente à Lyon et ponctuellement à Paris. Au détour d’une exposition, nous l’avons rencontrée. 

Méghane Mathieu : Sous la photo de ton portrait Instagram, trois mots tintent : « Œil – Cœur – Main ». Est-ce qu’il s’agit là d’une présentation personnelle, ou est-ce plutôt la description de ton processus de création ? 

Giulia Zanvit : Ces mots présentent plutôt mon processus de création. Cela dit, mes œuvres sont liées à qui je suis. Cela peut donc être les deux. 

De fait, te définis-tu par rapport à la création ?

Je ne sais pas s’il est question d’une définition. En tout cas, si j’existe c’est pour créer. C’est aussi à travers ça que j’évolue et grandis. Souvent on entend : « C’est courageux de choisir une vie d’artiste… », or il n’a jamais été question de choix ou du moins j’ai choisi de prendre le risque et de me faire confiance. 

Il est question d’évolution : ton parcours semble être l’histoire d’une quête. On te voit tester de nouveaux supports, faire l’expérience de nouveaux matériaux, essayer une technique puis une autre. 

C’est exactement ça. C’est en cela que je pense que je grandis. Mes méthodes sont motivées par cette quête. Je ne cherche pas une forme de vérité. J’approche les strates de la vie. J’approche un peu le Mystère. C’est donc une sorte de parcours initiatique. 

Quand je dis que j’évolue et grandis à travers l’art c’est aussi parce que le rythme de ma création suit celui de ma vie. Par exemple, si en ce moment je crée un peu plus c’est que la pandémie m’a forcée, un temps, à m’arrêter. Pendant cette pause, j’ai pu penser mieux la direction de mon œuvre et embrasser mieux, notamment, mes convictions écologiques. Cela a eu un impact sur le choix des matériaux que je voulais utiliser. J’ai pris beaucoup plus de temps pour la recherche des bons outils : comment est-ce que je peux faire tenir cette pièce sans produits chimiques ? Désormais, je crois que les rails sont tracés. Je sais où je vais. 

Tes matériaux et tes démarches artistiques sont très différents. Tu dessines, peins, sculptes, photographies. Tu réalises désormais des installations. Quel est ton fil rouge finalement ?

Au début, instinctivement, je disais, la nature. Dans la nature, j’incluais l’humain. Mais je m’aperçois que mon regard n’est pas celui d’un paysagiste. J’interroge les échos qu’il peut y avoir entre l’intériorité des hommes et la nature.

A la réflexion, « nature » est un mot vaste et flou. Disons que ce qui me plaît dans l’observation de la nature c’est l’équilibre, l’harmonie, une forme de sobriété aussi. Le fil rouge qui se dessine de plus en plus, finalement, est cette recherche symbolique et matérielle d’harmonie. Dans cette quête, je cherche à aller à l’essentiel. 

© Giulia Zanvit, La ligne, Les Dombes - Phragmites australis, 2021
© Giulia Zanvit, La ligne, Les Dombes – Phragmites australis, 2021

Cette volonté d’équilibre et d’harmonie semble se rapprocher de la philosophie zen.

Oui, mais pas seulement. Avant je m’intéressais beaucoup aux religions, à la spiritualité et grâce à mon travail, je me rends compte que ce qui m’intéresse dans les messages religieux c’est la volonté d’harmonie, d’équilibre. Tous deux se réalisent à travers un langage universel qui m’intéresse tout autant. Dans un premier temps, j’ai dû me détacher des dogmes et des symboles déjà écrits pour trouver les miens en observant la nature. 

Ta création devient donc très empirique. Tu observes un peu comme le ferait un enfant et tu découvres tes propres symboles. 

Oui, et ce qui est génial dans cette démarche c’est que les symboles que je trouve sont en fait ceux qui sont bien connus. Je touche là la puissance des symboles. Ils préexistent. Ils sont chargés de toutes les époques. Ils portent des messages universels. 

Par exemple, quand je dessine des ronds, je ne me dis pas : « Le rond c’est bien parce qu’il veut dire ceci ou cela ». Au contraire, je vais arriver doucement à cette forme en pensant à travers elle la matière et le message. Et souvent ça tombe juste. Le symbole vient.

Mon regard et ma pensée sont donc bien semblables à l’attitude d’un enfant : empiriques et spontanés. D’ailleurs, l’innocence de l’enfant n’est pas du tout à considérer comme une approche négative dans la mesure où l’enfant pense libre, en dehors des cases, sans étiquette. Son regard est pertinent. 

Les rondeurs justement, elles jalonnent ton œuvre. Est-ce une ode à la femme ? 

Je me pose souvent cette question. Mais les femmes ne sont pas les seules rondes. Les hommes aussi ont des fesses, et des épaules, et des joues. Définitivement, mon œuvre n’est pas genrée. Je tiens vraiment à m’affranchir de ces codes parce que je m’intéresse au Tout plutôt qu’à un règne. Mon geste est réalisé pour réunir. Cela rejoint ma volonté d’harmoniser. Dissocier, c’est rompre l’harmonie.

Tu as réalisé dernièrement une sculpture que tu as nommée Les Gardiens. Tu la présentes comme la concrétisation « d’un état, d’un esprit, d’une idée ». Accordes-tu dans ta création une place pour le poétique ?

J’ai réalisé, il y a peu de temps, qu’il y avait du poétique dans mes créations. Avant, je croyais que la poésie n’existait que sous forme littéraire. Je me suis d’abord intéressée à la littérature, c’est ce qui m’a ouverte aux arts. Et d’ailleurs, mes titres sont des agencements poétiques : ce sont de tout petits poèmes.

Alors tes titres sont choisis pour être poétiques ?

Oui, parce que comme les symboles, la poésie n’impose rien, elle n’est pas fermée. Mes titres n’apportent pas une définition stricte. Chacun y projette un sens. Souvent, ils viennent après l’œuvre. Je la regarde. Puis je choisis les mots en fonction de ce que je ressens en l’observant, ou de ce que je voulais mettre dedans, tout en essayant d’ouvrir grand les portes. Je refuse toujours le littéral. C’est poétique. J’aime quand ça sonne.

Mes titres n’apportent pas une définition stricte. Chacun y projette un sens. Souvent, ils viennent après l’œuvre. Je la regarde. Puis je choisis les mots en fonction de ce que je ressens en l’observant, ou de ce que je voulais mettre dedans, tout en essayant d’ouvrir grand les portes. Je refuse toujours le littéral. C’est poétique. J’aime quand ça sonne.

Parfois pendant un an, trois mots m’obsèdent, il faut que je les utilise. Je cherche alors à les placer. 

Parlons des Gardiens. Leur forme à la fois animale et humaine laisse ouvertes les possibilités d’interprétation. Ils me font penser un peu aux Moaï, ces gardiens de l’île de Pâques. Incarnent-ils par leur forme un peu primitive ta quête de l’origine des symboles ?

Oui, exactement. Par contre, j’avoue m’intéresser peu aux étiquettes « Art primitif », « art premier »… Il est vrai que ces formes primaires ont pu être un peu dénigrées parce qu’on les a dites simples ou naïves, synonyme alors d’absence de technique, de moyen. Mais elles sont chargées de symboles et leur simplicité n’est qu’apparente. En fait, elles sont très équilibrées et donc très complexes à réaliser. Elles m’inspirent. D’ailleurs, les Moaï fascinaient mon père. Ces figures je les ai vues souvent dans mon enfance. C’est un peu un hommage. Aussi, j’ai voyagé adolescente en Afrique. J’arpentais toujours les marchés, fascinée par les sculptures en bois de visages. Ces souvenirs, c’est certain, ont une incidence sur ma création. 

© Giulia Zanvit, La Sagesse – issue de la série “Les Gardiens”, 17 x 17 cm, papier mâchée et pierre, 2021
© Giulia Zanvit, La Sagesse – issue de la série “Les Gardiens”, 17 x 17 cm, papier mâchée et pierre, 2021

Te voilà donc sur une ligne de crête : tu te promènes en équilibre entre la simplicité et la complexité. 

Oui, tout en gardant un rapport constant aux origines. 

Il y a, je crois, une autre constante dans tes dessins, ta peinture et tes photos : la place que tu accordes à l’ombre et à la lumière. Les deux s’entrechoquent et se révèlent chacune dans ce contraste. 

Je disais tout à l’heure que j’ai d’abord été attirée par la littérature. Il y a une figure de style qui m’a beaucoup plu à l’école, c’est l’oxymore. Elle est la définition même de l’équilibre. Ça n’est ni tout noir ni tout blanc. C’est un peu des deux, sans mélange.

Je disais tout à l’heure que j’ai d’abord été attirée par la littérature. Il y a une figure de style qui m’a beaucoup plu à l’école, c’est l’oxymore. Elle est la définition même de l’équilibre. Ça n’est ni tout noir ni tout blanc. C’est un peu des deux, sans mélange.

Et le noir comme le blanc se révèlent plus forts dans cette association paradoxale. L’un sans l’autre n’existe pas. C’est le contraste qui mène dans ce cas, à l’équilibre. 

Parmi ces dessins tout en contraste, il y a un titre qui retient mon attention : Matièreinerte. L’œuvre présente une nature morte. Il n’empêche, cette forme que tu as dessinée en série, ne paraît jamais tout à fait inerte : mon imagination prend le relais. Ici, le soleil semble progresser jusqu’à son zénith ; là, les objets aux ombres s’animent. 

C’est juste. Mon titre comme mon œuvre cherche à faire réagir celui qui lit et regarde. « Inerte » accolé à ma réalisation doit créer une réaction. On définit le vivant par rapport à des grilles établies. Ce sont des grilles de lecture qu’on pose automatiquement sur la vie. Mais il semble qu’elles soient incomplètes et donc fausses. On passe peut-être à côté de la vie parce qu’on ne sait pas la définir. Mes formes sont ouvertes : elles sont minérales, elles sont aussi peut-être l’illustration d’un cerveau, d’un corps, d’une matière en transformation. Elles sont vivantes. Le minéral d’ailleurs même si c’est une matière considérée comme inerte, connaît le temps, et a sa propre évolution. Il ne naît pas avec sa forme finale. Il n’est pas inerte donc. 

Tu as réalisé, en série aussi, des reliefs au pastel sous le titre Orogenèse. Et à chaque fois, rien d’aigu dans tes traits : tout est une question de douceur, les angles sont arrondis. Pourquoi cette douceur ? Est-ce là, l’équilibre ?

D’abord, s’il n’y a aucun angle dans les montagnes, c’est parce que j’aime qu’il y ait une ambiguïté dans mes créations. Les reliefs présentés dans Orogenèse peuvent très bien être une mer déchaînée. Cette ambiguïté est présente dans les dessins comme dans les volumes. LesGardiens sont en papier mâché mais semblent particulièrement denses et lourds. Ils présentent des aspérités et sont très doux au toucher. C’est encore une manière de montrer qu’on est dans un Tout : tout communique.

Concernant la douceur, je crois bien qu’elle est l’équilibre. Je me suis tout à fait réconciliée avec la douceur. J’ai l’impression que depuis toujours, dans ma vie, je me mettais à l’épreuve en abordant la vie à travers la dureté : dans mes relations, dans ma manière de voyager par exemple. Je n’étais jamais dans un confort. Puis j’ai commencé à me donner de la douceur. Alors, je me suis rendue compte que cette douceur n’était pas à considérer de manière temporaire, et qu’elle donnait beaucoup de force. Dans la douceur, il y a des points de force. 

Et puis, avant, produire pour moi était un exutoire. En conséquence, je produisais des images assez dures et violentes. J’ai compris que je ne voulais pas proposer cette violence au monde, que je préférais apporter au contraire de la douceur, de l’harmonie. J’ai complètement repensé ma manière de travailler : mes moments de création sont apaisés. 

Comment choisis-tu tes moments de création ? 

Au départ, c’était un peu compliqué à gérer. Avant de créer, j’ai besoin d’un grand temps de passivité. Au début, cette inertie me culpabilisait. J’avais l’impression que je ne travaillais pas. Désormais, j’accepte ces pauses. Elles font partie du jeu. Actuellement, je suis en résidence : j’ai eu besoin de deux jours pendant lesquels j’ai changé les meubles de place, j’ai modifié la lumière. Une fois que je suis bien dans l’espace, je crée. 

Tu te laisses imprégner par l’espace. Est-ce une forme de méditation ? 

Oui, en quelque sorte. C’est un état second duquel il est difficile de m’extraire. Dans les ateliers partagés, je suis trop polie pour ne pas répondre à ceux qui me parlent mais je bougonne intérieurement d’avoir été coupée, d’avoir perdu mon fil. 

Près de ma résidence se trouve un étang. Les soirs, je m’y rends pour savourer seule le coucher de soleil. Je suis, chaque fois, ivre de la beauté des reflets, des nuances sans cesse renouvelées. Puis une fois, j’ai eu un élan, j’ai marché dans l’eau, et j’ai créé dans ce spectacle, tout au milieu des éléments, plus que jamais à ma place. Avec le landart, je ne fais de mal à rien ni personne, je n’ajoute rien au monde, il n’y a aucune consommation. C’est la symbiose… Jusqu’à ce qu’un monsieur s’arrête en voiture, baisse la fenêtre et me hèle inquiet et curieux : “Mais qu’est-ce que vous faites ?”. Et je me suis vue répondre : “Je fais une échelle en paille”. Il s’en est allé estomaqué. J’ai ri.

© Giulia Zanvit, La ligne, Lozère – Lunaire annuelle, 2021

Dois-je en conclure que désormais tes aventures se situent du côté du landart et des installations ? 

Oui, je me suis rendue compte aussi que lorsqu’on me laisse un espace et qu’on m’accorde carte blanche, je me lance à la fois dans des installations et dans des œuvres plus “classiques”. Ce que j’aime alors c’est que tout entre en communication : le lieu, les œuvres entre elles. Je crée une atmosphère monde. Et dans ma résidence actuelle, je pense faire quelques œuvres in situ et j’aimerais y ajouter deux installations. Pour les œuvres in situ, je choisirai leur dimension par rapport au lieu, en fonction de l’équilibre général. Et même si ces œuvres sont vouées à changer d’espace plus tard, ce qui compte c’est qu’au moment de leur création, je les ai inscrites dans l’espace.