Couverture du numéro Aventure © Mathias Bensimon

J’arrive aux Beaux-Arts de Paris. C’est un dimanche d’automne, la lumière est un peu voilée sur la cour pavée de l’école, vide. La cour vitrée m’ouvre ses portes, vide, elle aussi ; elle est en chantier. Quelques échelles et outils traînent sous le regard des statues qui entourent le lieu. On sent que c’est un lieu vivant, mouvant, qui ne subit pas la pétrification des hauts lieux historiques. Puis, descend de l’escalier de pierre l’artiste Mathias Bensimon. À ce moment, je ne sais pas si c’est l’artiste que je vois ou l’humilité de l’artiste qui arrive. Le sourire en guise de vêtement, Mathias Bensimon m’invite dans ses ateliers. Rencontre. Méditation en mouvement.

Théo Bellanger : Nous sommes aux Beaux-Arts de Paris. Vous êtes un artiste pluridisciplinaire, mais quelles sont toutes ces disciplines que vous pratiquez ?

Mathias Bensimon : Bonjour Zone Critique ! Bienvenue dans mon atelier d’impression et d’édition. Je travaille à partir de multiples techniques : la peinture, le dessin mais je me suis spécialisé dans la fresque et toutes les techniques de la peinture monumentale. Je travaille aussi avec la lumière et la performance.

Vous précisez votre spécialisation en peinture monumentale. Pour Zone Critique, vous avez réalisé les couvertures des deux premiers numéros papiers, Crise sociale et Aventure, et qui ne sont donc pas des fresques, comment avez-vous adapté votre format habituel à celui de la couverture de la revue ?

Quand Sébastien Reynaud (ndla – fondateur de la revue) m’a demandé de réaliser des petits formats alors que je suis plus habitué à travailler sur de très grands formats où le spectateur pénètre véritablement dans un espace, j’ai changé mon rapport à la matérialité, c’est-à-dire que j’ai d’abord changé le papier et des matériaux à partir desquels il est possible de contempler toutes les subtilités avec différentes couches et différentes matières qui fusionnent entre elles. Ainsi, on a presque l’impression d’observer au microscope un tissu. Je suis parti de grandes peintures qui ont été choisies pour répondre spécifiquement aux deux thèmes des revues. En fait, il y a toujours une forme de tension entre l’harmonie et le chaos. L’harmonie se voit par les dégradés, des couleurs assez franches et en même temps une forme de discontinuité avec des tâches, des traits, des gestes qui viennent rompre cette harmonie.

Dans les deux cas, vous avez dit que vous considériez vos œuvres comme un espace. Pensez-vous que vos œuvres sont une porte vers un arrière-monde, voire un outre-monde pour le spectateur ?

Dans mes peintures, il y a toujours l’idée d’une plongée dans un autre espace. Elle se fait par les couleurs, la matière. L’espace est peut-être illusoire, mais les œuvres invitent le spectateur à plonger dedans. Cela peut être par le contraste entre des formes très nuageuses ou des formes très graphiques. C’est la combinaison de ces différentes formes qui donnent l’impression au spectateur d’être face à une présence concrète et en même temps à un espace beaucoup plus mystérieux.

Le souffle ardent (2)
Peinture à l’huile sur papier, 100x70cm, 2020 © Mathias Bensimon

Il y a donc un mouvement dans vos œuvres. Vous parlez d’harmonie, de chaos. Cette tension crée une sorte de mouvement. Est-ce pour cela que vous avez trait à la danse ?

Cette tension crée toujours un mouvement. Dans ma pratique, en travaillant avec la danse, avec la performance et les arts vivants, j’essaie toujours de créer un espace où des êtres humains évoluent. Il doit se passer quelque chose et ce quelque chose est lié au mouvement et à une sorte de fulgurance. Dans chaque espace, la lumière et la couleur et l’installation sont très importants pour que le spectateur soit enveloppé dans une sorte de non lieu. Souvent, je vois le spectateur changer lui-même de mouvement, de rythme. Par exemple, il peut marcher très doucement comme s’il pénétrait un lieu sacré et donc il s’assit et contemple en prenant le temps de regarder et de se donner une liberté temporel et spatial qu’il ne se donnerait pas obligatoirement s’il visitait une exposition normale.

Vous créez donc un univers, presque un espace poétique qui tisse le lien de Beauté et où les arts sont en correspondance ?

L’espace est peut-être poétique parce qu’il est baigné par la lumière et la couleur. Les différentes perceptions du spectateur se transforment presque, comme s’il était invité à changer sa manière de percevoir ce qui l’entoure. Où dois-je regarder ? Où dois-je me placer ? Rien n’est donné. Le spectateur doit se positionner par lui-même. Certains restent debout, certains sont assis, certains font le tour de l’espace, d’autres ne font que passer et font des aller-retours.

Les différentes perceptions du spectateur se transforment presque, comme s’il était invité à changer sa manière de percevoir ce qui l’entoure. Où dois-je regarder ? Où dois-je me placer ? Rien n’est donné. Le spectateur doit se positionner par lui-même.

Aussi, choisissez-vous vos couleurs, votre lumière avec une vision par rapport au spectateur ? Est-ce que vous vous dites : « Je vais utiliser telle lumière, telle couleur pour que le spectateur réagisse de telle manière » ? Ou alors, vous donnez-vous une grande liberté ?

À chaque fois, je choisis des couleurs et une lumière en fonction du lieu dans lequel je vais exposer ou travailler. Si je travaille dans la lumière du jour, je vais travailler avec des couleurs qui se rapprochent de ces harmonies pour baigner le spectateur dans cet espace. Je vais travailler avec le tracé de la lumière dans la pièce. Au contraire, si je suis dans le noir, je vais me concentrer sur l’intensité et des couleurs qui tracent des formes qui illuminent certaines parties de l’espace ce qui donne une notion d’espace. Dans le premier cas, l’espace se métamorphose, dans le second cas, je crée l’espace.

Il y a une attention particulière en vous écoutant à la nature. Vous parlez d’espace, de lumière… Cela me fait beaucoup penser à la philosophie zen japonaise qui a ce concept d’harmonie et de méditation en mouvement.

Effectivement, j’ai une grande sensibilité au bouddhisme zen et au bouddhisme Vashrayana, parce qu’ils questionnent l’harmonie, l’espace et l’idée de rapports. Ces questions de l’expérience d’un être dans un espace sont très importantes. Dans chaque tradition, il y a comme une porte ouverte vers une manière de voir le monde, ce qui me permet de renouveler ma pratique et ma manière de travailler, notamment grâce à la méditation, à la transe. En visitant, au Japon, les temples zen, j’ai vraiment ressenti l’harmonie des formes et leur force. Leur organisation, leur simplicité permettent de montrer un autre espace et permettent de toucher l’essentiel. Pour mes peintures, j’essaie de toucher cet essentiel en inscrivant, toujours une discontinuité comme, par exemple, les céramistes japonais qui, lorsqu’ils réalisent une céramique parfaite, vont inscrire une tâche ou un défaut pour rompre cette harmonie, car la perfection est synonyme de mort.

Pour mes peintures, j’essaie de toucher cet essentiel en inscrivant, toujours une discontinuité comme, par exemple, les céramistes japonais qui, lorsqu’ils réalisent une céramique parfaite, vont inscrire une tâche ou un défaut pour rompre cette harmonie, car la perfection est synonyme de mort.

Comment en êtes-vous venu à ce rapport à l’art et à la peinture ?

J’ai commencé de manière très académique en recopiant des modèles au Louvre pendant des heures et des heures et je crois qu’à un moment, tout naturellement, on s’affranchit de l’académisme pour aller vers ce qui nous meut personnellement et intimement. Je suis un acharné, je travaille presque parfois quatorze heures !

Ah oui, tout de même ! À vous écouter, il y a vraiment quelque chose d’une pensée asiatique, du moins une rigueur extrême, mais surtout une passion incroyable et une attention au geste et à l’univers qui vous entoure. Tout est art, finalement.

C’est, comme je le disais, une harmonie. Et pour cela, il faut avoir une attention pour chaque chose et donc prendre le temps et savoir le prendre. Pour les fresques, par exemple, il faut connaître plusieurs techniques très spéciales avant d’aboutir au résultat souhaité. Certaines œuvres me prennent des semaines, car il faut trouver le bon support, voir les couleurs, la lumière, attendre que tout sèche avant de pouvoir poser l’autre couche etc.

Outre vos projets que vous menez seul, il y a aussi la performance qui était un de vos derniers projets, ici, aux Beaux-Arts durant les portes ouvertes, avec d’autres artistes. Comment dialoguez-vous avec les danseurs, la chanteuse ?

C’était une performance que j’ai créée dans une forme de symbiose avec les autres artistes. À partir de mes œuvres qui transforment l’espace, j’invite d’autres artistes, que ce soit dans la musique, dans le chant, dans la danse, à intervenir dans cet espace. La lumière révélait les autres artistes qui se plongeaient dans un autre état. Il n’y avait plus de séparation entre les arts, mais une harmonie. Le spectateur vivait alors une sorte de transe poétique, un état méditatif profond. La notion de symbiose est très importante pour moi, car dans les performances je ne dirige jamais les performeurs de manière structurée, mais je leur donne simplement un espace et nous composons avec leur médium.

Performance aux Beaux-Arts de Paris © Mathias Bensimon

Quels sont vos prochains projets ?

Alors, il y aura une exposition au Musée d’Art contemporain de Rouen. Le musée invite la jeune scène contemporaine et j’exposerai dans un lieu semi-industriel, dans la lumière et la pénombre avec une forme de danse lumineuse, c’est-à-dire que les peintures seront illuminées de l’intérieur ce qui me permettra d’explorer une œuvre en mouvement avec un rythme. Je travaille en fonction du lieu dans lequel je suis invité.

Puis, il y aura une exposition au Grand Palais avec l’atelier Eurofabrique et une dizaine d’autres écoles européennes. Ce sera un grand moment où se rencontreront des performeurs, des danseurs, des plasticiens autour d’une discussion sur l’élaboration d’une futur école artistique dans un monde qui se transforme constamment. Ce sera pendant quatre jours et le principe est d’être en évolution constante. Tous les jours, de nouvelles créations interviendront pour que les spectateurs découvrent autre chose et découvrent le processus de création d’une œuvre in situ.

Finalement, vous ne voyez pas la peinture comme une œuvre à accrocher au mur, mais plutôt comme une œuvre vivante, dans le cadre d’une scénographie, d’une performance où l’œuvre est actrice.

Les œuvres doivent toujours être en fluctuation et en renouvellement, car à chaque fois qu’elles interviennent dans un espace, celui-ci se transforme jour après jour, donc je dois me questionner sans cesse sur les œuvres que je propose car elles doivent s’adapter à l’espace. Si je crée une performance dans un lieu et que celui-ci vient à changer, je change l’œuvre. Ce qui est essentiel pour moi est le mouvement permanent, comme une vague qui m’emporte et qui me permet de me renouveler sans que je m’en rende compte, car je suis moi-même pris dans ce mouvement.

Merci Mathias Bensimon pour cette rencontre !

Merci Zone Critique pour cet échange !