Gustave Moreau, Le Dragon à plusieurs têtes et le Dragon à plusieurs queues, 1880, aquarelle, dim. 28,4 × 21,9 cm, Collection particulière – © Jean-Yves Lacôte

«”Va-t’en, chétif insecte, excrément de la terre ! “

C’est en ces mots que le Lion

Parlait un jour au Moucheron.

L’autre lui déclara la guerre. (…) »

(Le Lion et le Moucheron, Livre I, Jean de La Fontaine, 1668)

Il y a des mots qui sonnent dans le vide, et d’autres comme ceux-ci qui, chargés de magie, nous replongent immédiatement sur les bancs de l’école, ou à la maison, alors que nous tentions plus ou moins désespérément de retenir les vers de Jean de La Fontaine que nous trouvions sans doute bien compliqués. Aujourd’hui, adultes, nous nous sommes détournés de la troupe sage et drolatique des rats policés, des grenouilles crevant d’ambition, des lions superbes et impotents. Et cela peut-être, parce que nous croyons en avoir plusieurs fois fait le tour. 

Pourtant, il est un génie inclassable dont l’aquarelle rarement présentée fait resplendir autrement les saynètes animales de Jean de la Fontaine. Il s’agit du peintre Gustave Moreau. Il ajoute sa touche, son plaisir des symboles et des arabesques ; il imprime des amalgames, des fastes carmin et célestes sur les codes du fabuliste. Ces aquarelles de Gustave Moreau sont des incantations qui mêlent au bien connu la découverte. Voilà une fusion qui vaut le détour. Le musée national Gustave Moreau, un écrin d’exception puisqu’il s’agit de la maison de l’artiste, expose ainsi jusqu’au 28 février 2022 trente-cinq des soixante-quatre fables qu’il a illustrées pour son mécène, Antony Roux, et les croquis et esquisses des fables manquantes.

De la plume au pinceau

En plus de la mæstria du peintre, ce qu’il faut retenir c’est le parcours rocambolesque de ces aquarelles. 

Gustave Moreau, Les Compagnons d’Ulysse, 1884, pierre noire, aquarelle, gouache, dim. 29,4 × 19,8 cm
Paris, musée Gustave Moreau, Des. 948 – © RMN-GP / René-Gabriel Ojéda

Elles germent d’abord dans la tête d’un ancien banquier de Marseille, Antony Roux. Il se pique d’art, et devient collectionneur. Il veut plaire à la société, montrer ses possessions. Ainsi, il navigue entre Marseille et Paris, à la recherche d’œuvres qu’il veut exposer au Salon. Il se réjouit d’exhiber ses tableaux de Gustave Ricard, ou de Félix Ziem.  Il pense notamment se démarquer en faisant une réédition des fables de Jean de La Fontaine, une création tout à fait unique mêlant calligraphies et aquarelles. Ses artistes sont choisis, ce sera entre autres Théodule Ribot, Jules Bastien-Lepage ou encore Élie Delaunay. En 1879, il franchit avec ce dernier les portes de l’atelier de Gustave Moreau, et pour lui, c’est le coup de foudre. Anthony Roux ne se pensera bientôt plus qu’à l’art de ce peintre singulier : mystique et symboliste avant la lettre.

Gustave Moreau, en effet, construit sans le vouloir sa légende. Malgré la petite foule qui l’idolâtre, on ne le voit presque plus dans les expositions car il n’a plus la force d’endurer la rudesse de certaines critiques. En 1880, c’est décidé, il n’ira plus au Salon. Mais l’offre d’Antony Roux l’intéresse : l’artiste accepte le relever le défi à l’abri des regards, dans son atelier, sans doute parce qu’il est un bourreau de travail, peut-être aussi parce que cela le force, un temps, à s’essayer ailleurs, à sortir du grand genre, lui qui peint les mythes et l’Histoire. Il a déjà offert sa vie à son œuvre, cette réédition est l’occasion de montrer encore plus de lui. Ce qu’il ne sait pas, c’est qu’Antony Roux, un petit monsieur très fin d’à peine un mètre soixante, est une hyperbole, tout à l’emphase, à la passion, tout amour et désamour. 

La grandeur dans un petit format 

Gustave Moreau, relève ses manches et se lance dans la réalisation. Tout au long du processus, les deux hommes correspondent. Ces lettres sont conservées, elles témoignent de l’extrême gentillesse du peintre, de sa souplesse aussi et du bouillonnement de son mécène. Ce dernier reçoit les deux premières illustrations de Moreau, bientôt suivies de deux autres. Il s’exclame, il vocifère sur le papier : “Dieu de dieu !”. C’est du génie ! Les aquarelles sont épatantes. Le peintre n’est semblable à personne. Sans jamais trahir les œuvres de La Fontaine, il retouche et ajoute. Il chante la création, c’est ce flux intarissable qui le fait vivre. Il parle sans borne à travers toutes les cultures. Il transporte le récit ailleurs, abolissant le temps et l’espace.

Les œuvres s’admirent de près comme de loin. À quelques pas, elles sont un jeu de couleurs pâles et lumineuses battues en brèche par des mouvements sombres et bigarrés. En effet, Gustave Moreau signe notamment ses œuvres à travers sa palette de peinture. Il est le seul qui fait ainsi vibrer sur la toile le bleu froid et franc, le vif carmin, et le blanc. Il montre en virtuose, la couleur, et sa nuance. Elles s’affrontent délicatement. Elles font palpiter l’œuvre.

Gustave Moreau signe notamment ses œuvres à travers sa palette de peinture. Il est le seul qui fait ainsi vibrer sur la toile le bleu froid et franc, le vif carmin, et le blanc. Il montre en virtuose, la couleur, et sa nuance. Elles s’affrontent délicatement. Elles font palpiter l’œuvre.

Il en est question par exemple dans le Songe d’un habitant du Mogol. Le blanc est réservé souvent à la peau diaphane de ses personnages. Il l’étend parfois à leur vêtement. Le bleu et le rouge sont les couleurs des fastes : celles des pierres, des tentures riches et des ornements. Ce bleu de Prusse, presque cyan est celui qui couvre tantôt la cape de Phébus (Phébus et Borée), tantôt celle des haillons du Paysan du Danube – qui d’ailleurs, pour la première fois, est représenté comme un personnage auguste et digne. La teinte de ses guenilles fait ici un écho symbolique à celle des flancs émaillés de la louve romaine. Ce bleu encore est celui des ailes de l’hippogriffe du frontispice, ou de la robe du petit colibri huppé qu’il dessine un peu partout. C’est la couleur donne toute la vigueur à l’aquarelle, qui l’équilibre aussi. 

Gustave Moreau, Le Savetier et le Financier, 1882, Aquarelle, dim. 30,7 × 23 cm, Collection particulière – © Jean-Yves Lacôte

Scrutées de près, les aquarelles de Gustave Moreau sont la démonstration de l’extrême maîtrise du dessinateur. Ainsi, le coup de crayon s’ajoute à la touche vaporeuse de l’aquarelle. Il est admirable dans la représentation des personnages. Ainsi, le frontispice de l’ouvrage qui n’est plus la gravure d’un buste de Jean de la Fontaine entouré d’animaux. Cette allégorie de la fable présente une de ces femmes sublimes dont lui seul a le secret, froides et parfaites, surmontant un hippogriffe. Ces femmes si caractéristiques jalonnent son œuvre. Qu’il est dur de détacher le regard de leur visage ! Elles sont blafardes, angéliques et terribles. Elles tiennent de sa Salomé : c’est elle qui avait anéanti Des Esseintes, le personnage d’A Rebours, de J-K. Huysmans. La Fortune, la Discorde, la Souris métamorphosée en fille ou encore la bergère dont le lion tombe comme nous, amoureux se ressemblent, elles rivalisent de beauté. Elles ne nous montrent pudiquement qu’une joue et baissent souvent le regard. 

Le récit plus que la morale

Coloriste et dessinateur, Gustave Moreau a choisi son fil rouge : plus que la morale, ce qu’il veut faire voir, c’est le récit. Plus que les hommes, il montrera les animaux. L’artiste est particulièrement minutieux : pour peindre les bêtes de la manière la plus réaliste possible, il adopte une colonie de grenouilles qui lui serviront de modèles pour Les Grenouilles qui demandent un Roi par exemple, il loue un agneau empaillé, il arpente sans relâche la ménagerie du Jardin de Plantes pour croquer Brutus, le lion du Soudan ou Bangkok, l’éléphant. Il en multiplie les études : certaines sont visibles dans l’exposition. Ces croquis, nombreux, montrent la volonté de précision de l’artiste. 

Coloriste et dessinateur, Gustave Moreau a choisi son fil rouge : plus que la morale, ce qu’il veut faire voir, c’est le récit. Plus que les hommes, il montrera les animaux.

Chaque œuvre fige un pan de l’intrigue de la fable. Mais Gustave Moreaux va plus loin encore et met en scène ses animaux, et ses personnages dans le décor de son choix. En grand admirateur de la peinture flamande du XVIIème siècle qu’il observe au Louvre, il s’applique longuement sur les matières, sur les étoffes et les objets. Que dire de la richesse des détails du déshabillé de la bergère du Lion amoureux qui sous le pinceau du peintre n’est plus du tout humaine mais résolument divine ! L’œuvre la plus éloquente pour évoquer le soin accordé aux accessoires peut-être, est Le Rat de ville et Rat des champs. Il se distingue par la splendeur des objets représentés. Tout étincelle, tout tinte. Il n’est plus peintre, le voilà orfèvre. Les bibelots peints ont aussi été observés au Louvre, il les imite à la perfection. ll convertit l’or et le cristal en aquarelle. Le faste du rat de ville brille impudemment, tandis que fuit le rat des champs. Cela saute aux yeux.

Gustave Moreau, Le Rat de ville et le Rat des champs, 1881, aquarelle, dim. 30,7 × 23,4 cm, Collection particulière – © Jean-Yves Lacôte

« Comme le disait des Esseintes, jamais, à aucune époque, l’aquarelle n’avait pu atteindre cet éclat de coloris ; jamais la pauvreté des couleurs chimiques n’avait ainsi fait jaillir sur le papier des coruscations semblables de pierres, des lueurs pareilles de vitraux frappés de rais de soleil, des fastes aussi fabuleux, aussi aveuglants de tissus et de chairs. »

À Rebours, J-K. Huysmans, 1884

Les fables à l’épreuve d’Antony Roux et du temps

Antony Roux s’exclame presque toujours transi quand il reçoit les créations de Gustave Moreau. Il s’attache si fort à son artiste qu’il refuse de s’éloigner des aquarelles qu’il a déjà reçues. En effet, il s’est fait construire un petit meuble dans lequel il range consciencieusement ses œuvres, ne se déplace plus qu’avec lui et déballe ravi son petit trésor. Parfois, il bougonne, la peinture n’entre pas dans ce meuble, alors il la rogne tant et plus qu’il sent qu’il a fait une bêtise. Il n’y a plus du tout de marge. Il se confesse, et demande à Gustave Moreau de rattraper son erreur. Sa pétulance est sans limite : ne le voit-on pas parfois retoucher lui-même une couleur, un trait ? Moreau s’en accommode plus ou moins, l’aquarelliste transforme ainsi son rouge en bleu quand le mécène se plaint d’un déséquilibre, comme c’est le cas d’un petit sujet présent dans Le Rat et l’Éléphant qui n’était pas au goût d’Antony Roux. 

Gustave Moreau, réalise ainsi soixante-quatre illustrations. Le musée en présente un peu plus de la moitié. Les œuvres achevées sont celles dont le cadre est noir. Les autres sont des esquisses qui donnent une idée de la manière avec laquelle le peintre avait pensé illustrer les fables. Il n’est plus possible en effet d’exposer toutes les aquarelles :  à la mort d’Antony Roux, les œuvres passent de mains en mains, jusqu’à être volées en partie par les troupes nazies. Elles sont d’abord entreposées au musée de l’Orangerie. Un tableau disparaît en chemin. Elles sont ensuite acheminées jusqu’en Tchécoslovaquie, conservées là, dans un château. Lors d’un bombardement, ce château prend feu et emporte avec lui une grande partie des peintures. 

 *

Ainsi, le musée national Gustave Moreau réunit pour la première fois depuis longtemps les aquarelles. L’exposition rend hommage à la grandeur et à l’inventivité du peintre ainsi qu’à l’entêtement d’Antony Roux. L’union des deux hommes donne lieu, c’est certain, à une série de chefs-d’œuvre à ne pas manquer. 

Musée national Gustave Moreau, Les Fables de la Fontaine, du 27 octobre 2021 au 28 février 2022.