Ils sont seuls dans ce bureau où les paroles s’échangent comme des baisers. Elle lui parle de son mariage malheureux et de sa volonté de liberté, lui de son obsession de la mort et de son désir d’écrire. Arnaud Desplechin signe avec Tromperie une mise en scène sublime d’élégance et d’émotion du texte de Philip Roth, où chaque mot est vécu comme pouvant être le dernier, où chaque confession soulage des vicissitudes de la vie et où chacun se redécouvre à travers l’autre.

Les jeux de l’amour et de l’écriture

Il a suffi à la jeune Anglaise (Léa Seydoux) de fermer un instant les yeux pour faire réapparaître le bureau de Philip (Denis Podalydès), écrivain américain exilé à Londres, où ils se sont aimés tendrement, à l’abri des regards et de la fureur du monde extérieur. Philip écrit dès qu’elle parle, compulsivement, comme pour figer le temps sur les pages de son carnet. Ils se retrouvent ainsi régulièrement pour discuter de tout et de rien, de son mariage, de son dernier livre, de la nouvelle veste surpiquée à l’endroit qu’elle porte aujourd’hui. « Si tu devais être un personnage de l’Odyssée, qui serais-tu ?, lui demande Philip, Nausicaa ? Calypso ? — Homère, répond-elle. »

Car Philip n’est pas l’auteur de ses livres — ou pas totalement. Les véritables plumes de son œuvre sont bien plutôt ses maîtresses. Le bureau de Philip est le réceptacle de ces secrets extra-conjugaux magnifiés par la mise en récit qu’il en fait. Arnaud Desplechin joue ainsi sur le double niveau narratif du récit, puisqu’il met en scène les échanges tantôt graves, tantôt badins des amants, mais également le processus d’écriture littéraire de ces échanges. Denis Podalydès incarne à merveille cet homme traversé de doutes et d’inquiétudes, obsédé par le destin des Juifs, par sa mort à venir, et par sa postérité. Mais la beauté émane du fait que le désir — s’il est bien palpable entre les amants — passe également par le verbe : c’est en ce sens une érotique de l’écriture que met en scène Tromperie, où le désir est plus suscité par les mots que par la chair. Les scènes de sexe sont peu nombreuses, ou seulement suggérées — comme dans cette séquence où les deux amants batifolent sous les draps. L’intimité entre les deux personnages trouve alors tout autant sa source dans les plaisirs de la volupté, que dans les histoires qu’ils échangent.

Le personnage de Philip se nourrit donc de ces voix féminines pour construire son œuvre — mosaïque intemporelle d’une tendresse cueillie çà et là, auprès des nombreuses femmes qu’il a pu connaître. Son écriture prend ainsi la forme d’une topographie des relations adultérines tissées au fil des ans. Quand il n’est pas avec la jeune Anglaise, il téléphone à Rosalie (Emmanuelle Devos), une ancienne amante hospitalisée aux États-Unis pour un cancer ; leurs échanges l’aident à vivre et à affronter la maladie. Il retrouve une jeune fille tchèque avec qui il entretint jadis une relation alors qu’elle venait de passer à l’Ouest. Soudainement, c’est tout un passé enfoui qui ressurgit, et lors de la première prise de parole de la jeune Tchèque, se déploient en arrière-fond des images de l’Europe encore scindée par le rideau de fer. Le récit des amours de l’écrivain traverse ainsi le temps, faisant le lien entre l’intime et l’histoire, le singulier et le général. Le souvenir de ces amours évanescentes fait ainsi renaître « tout un monde lointain, absent, presque défunt ».

L’amour des acteurs

On retrouve dans ce film tout ce qui fait le sel des romans de Philip Roth

Ce qui frappe, dès les premières scènes de Tromperie, c’est le sourire radieux et le calme apaisé des comédiens : on les sent baignés du bonheur de jouer ensemble, et la direction d’acteurs d’Arnaud Desplechin les conduit à une grande inventivité dans l’incarnation du texte subtil et complexe de Philip Roth. Au-delà des amours extra-conjugales, on retrouve dans ce film tout ce qui fait le sel des romans de Philip Roth : les réflexions sur le sexe, les dictatures d’Europe de l’Est, le judaïsme, et l’antisémitisme. Le livre de Roth, Tromperie, uniquement constitué de dialogues, sans didascalies et indications de locuteur, semble de lui-même appeler le film comme un complément nécessaire à son statut d’œuvre d’art. C’est ainsi que l’adaptation d’Arnaud Desplechin réorganise le récit en diverses séquences où Philip dialogue avec plusieurs femmes. Dès lors, à travers l’intimité qui se crée dans ces échanges sans cesse repris, et sans cesse interrompus, les personnages en viennent à se reconquérir eux-mêmes, à l’instar du personnage de Léa Seydoux, épouse malheureuse, et captive d’un mariage raté, qui retrouve son intégrité de femme et la maîtrise de son désir dans sa relation avec l’écrivain. Léa Seydoux n’aura peut-être jamais été aussi émouvante que dans ce rôle : à la fois déchirée et apaisée, hantée par ses tourments et guérie par les mots de son amant, elle incarne la force d’une femme reconquérant sa liberté et son désir par-delà les vicissitudes de l’existence. Denis Podalydès en écrivain frénétique traversé par les voix multiples de ses amantes rappelle le Charles Denner de L’homme qui aimait les femmes de Truffaut, notamment dans ce plan où on le voit écrire à la machine. L’image somptueuse de Yorick Le Saux, tournée en Scope, cadre souvent de très près les visages et les yeux des personnages, comme pour traquer la moindre irruption d’une émotion furtive ou esquissée.

La météorologie des sentiments

La fiction littéraire et cinématographique vient inquiéter le statut même du réel

En réorganisant le récit de Philip Roth, selon la succession des saisons, Arnaud Desplechin met en scène la relation tantôt orageuse, tantôt solaire qu’entretiennent Philip et la jeune Anglaise. En orchestrant son film autour de ces deux personnages centraux, il insuffle un surcroît de romanesque par rapport au texte de Roth, et Tromperie retrace ainsi la météorologie amoureuse des personnages, passant par le désir incandescent, les dialogues rieurs, puis enfin la rupture. Grandeur et misère des amours extra-conjugales, dont la durée de vie est nécessairement limitée, mais qui emplissent le quotidien de chacun des amants d’un émerveillement toujours renouvelé. L’épouse de Philip finira par tomber sur le carnet de notes de son mari où sont consignées ses rencontres avec ses maîtresses. Dans la dispute avec son épouse (Anouk Grinberg), Philip tentera de lui expliquer que tout cela n’est qu’un jeu, que la jeune Anglaise n’est « que des mots ». L’écrivain est alors pris à son propre piège, comme le spectateur, qui en vient à douter de la réalité de ces récits d’adultère. Face à Philip clamant la dimension littéraire de ses amours, le film nous entraîne aux marges de la fiction, et on ne sait plus si les êtres convoqués dans ses livres sont des femmes de chair ou de papier. La « tromperie » prend ainsi le double sens des adultères commis par les personnages, mais également celui d’une remise en question de la réalité. Ce ne sont plus seulement les maris et les épouses qui sont trompés, mais également les spectateurs, pris dans un jeu où la fiction littéraire et cinématographique vient inquiéter le statut même du réel.

Tromperie s’affirme enfin comme une ode aux sentiments et à la tendresse : « Je te déteste quand tu ne dis rien ! », dira Léa Seydoux à Denis Podalydès — c’est que l’amour entre eux ne saurait prendre chair qu’à travers les mots. Leur relation aura été rythmée par la parole, comme une caresse échangée dans une étreinte fugitive, mais à jamais immortalisée par l’écriture. « Parce que c’était si tendre… je crois. À moins que je ne me sois trompée. » Non, elle ne s’était pas trompée.

  • Tromperie, un film d’Arnaud Desplechin, Avec Denis Podalydès, Léa Seydoux, Anouk Grinberg, en salles le 28 décembre