Dans son troisième long-métrage, Aurélia Georges célèbre la vitalité des liens de cœur et l’héroïsme simple de la clémence. En adaptant librement The New Magdalen (1870) de Wilkie Collins, elle resserre l’intrigue diluée de ce roman-feuilleton victorien et nous plonge au cœur de l’enjeu le plus original comme le plus éprouvant de l’œuvre : nous faire adopter l’intolérable point de vue du mensonge. C’est l’histoire déchirante et tranquille d’une rédemption.

En 1914, deux femmes, Nélie Laborde et Rose Juillet, se rencontrent au détour d’un champ de bataille. Le nom plat et terre-à-terre d’une fille perdue croise un patronyme romanesque qui fleure bon la Belle Époque, les bouquets et les carnets de bal. Le combat social – qui prend nettement le pas sur le combat guerrier dès lors remisé à l’arrière-plan – semble gagné d’avance. Mais lorsque décède inopinément la demoiselle de qualité (Maud Wyler), la fille des rues (Lyna Khoudri) prend la revanche dont elle n’aurait jamais osé rêver. À elle, désormais devenue Rose et laissant Nelly morte derrière, de pénétrer l’austère demeure de la protestante Mme de Lengwil (Sabine Azéma) et surtout de s’en faire aimer.

La fleur au fusil

Disparition et substitution d’identité : la « der’ des der’ », riche en visages et en corps défigurés, pauvre en photos d’identité, se prête à ce sujet. Celui-là pourrait à bon droit faire redouter l’écho d’une mélodie récemment entendue dans de nombreux films en costume à la reconstitution coûteuse (comme le récent Au revoir là-haut). Toutefois, qui dit lieu commun ne dit pas nécessairement stéréotype et qui dit variation ne dit pas répétition. Alors que les films en costume à petit budget se font rares, Aurélia Georges réalise ce qui passe maintenant et de manière bien regrettable pour une gageure : un film français d’époque simple et réussi, qui ne mobilise pas une débauche de figurants et de décors. Grâce à un minimalisme contrôlé, la cinéaste touche au cœur de ce qui se trame derrière le thème si rebattu du vol du nom : le rapport désespéré et macabre qu’entretient le menteur vis-à-vis de ceux qu’il aime, dont il risque de perdre la confiance au moment précis où il se dévoile pourtant tel qu’il est. Par ce rapport au mensonge, le film est éminemment protestant, et la transposition de l’Angleterre victorienne et anglicane dans une France huguenote proche de la Suisse très efficace. Nélie acculée ressemble au Jean-Jacques Rousseau des Confessions, refusant obstinément de révéler le vol du ruban de peur de se ruiner aux yeux de ceux qui le respectent.

La substitution d’identité est par essence cinématographique

Le sujet de la substitution d’identité est par essence cinématographique, car il fait se frôler les ombres en un théâtre d’images qui se succèdent et se juxtaposent. Il provient en grande partie des romans et des mélodrames du XIXe siècle. Sueurs froides (1956) s’inspire lointainement, au-delà d’un roman de Boileau-Narcejac, du bien nommé Bruges-la-morte (1892) de l’écrivain décadent Georges Rodenbach, dans lequel une vivante et une morte s’opposent par le poids du souvenir. Chez Wilkie Collins, bien des femmes fantômes et jumelles errent dans des parcs glacés, en attisant les braises de passions trop lourdes à porter. Toutefois, alors que The New Magdalen choisit de révéler d’emblée la survie de celle qu’on croyait morte, le scénario d’Aurélia Georges et Maud Ameline en fait un véritable coup de théâtre qui évoque, avec l’apparition saisissante de la vérité offensée sous les traits d’une justicière avançant raide, le souvenir du Judex de Franju autant que de son Edith Scob aux yeux sans visage.

La tache salutaire

Le film exhibe la vitalité des liens de cœur au détriment des liens de classe

Or, de cette menaçante figure qui sort de l’ombre dès sa première apparition, comme une morte au milieu des forêts, personne ne veut, bien qu’elle soit dans son bon droit. Là pointe un humour noir savamment distillé, qui mêle à un ressort classique du thriller (une innocente menacée par la vengeance d’une inconnue) un brouillage éthique. La scène où la vraie Rose avance, un sceau rempli d’eau bouillante à la main, n’est ainsi pas sans évoquer bien des acmés hitchcockiennes. Seulement, ici, le spectateur est absolument convaincu de la justice profonde de la revendication de cette femme, autant que de la culpabilité de Nélie. En sauvant cette dernière, le film exhibe la vitalité des liens de cœur au détriment des liens de classe, leçon qui se dégage plus efficacement de la mise en scène en elle-même que de répliques parfois excessivement poussives quant aux éternelles injustices sociales dans une société patriarcale.

Scénario serré, découpage rythmé, riches jeux de lumières entre feu, bougie et soleil d’hiver saisis par Jacques Girault : La Place d’une autre est classique au meilleur sens du terme. De la ligne claire surgit l’émotion. Le spectateur a même la chance de croire à une fin heureuse parce que tout l’a auparavant préparé à la grâce d’un pardon sororal. L’apogée du film se loge dans cette scène lumineuse, où deux mains se serrent qui jusqu’ici s’étaient brûlées, arrachées, et désignées. De la matière anglicane offerte par le roman de Wilkie Collins, La Place d’une autre tire, en dehors du protestantisme, un fond profondément janséniste, sur les aléas ironiques de l’élection divine. La trace brûlante de la culpabilité, contrairement à Macbeth, est aussi ce qui sauve l’héroïne, la vertu offensée n’est guère sympathique dès lors que lui manque la grâce, et sur ce microcosme aux valeurs renversées, la lumineuse, délicieuse Sabine Azéma trône bonne comme du pain.

  • La Place d’une autre, un film d’Aurélia George avec Lyna Khoudri, Sabine Azéma, Maud Wyler, en salles le 19 janvier 2022