Depuis 2017, la collection des Manifestes du Muséum publie de petits ouvrages thématiques à la croisée des disciplines et à travers le prisme de l’Histoire naturelle. Le dernier numéro de la collection, paru en novembre dernier, propose une brève Histoire naturelle de la violence, cherchant à échapper à l’anthropocentrisme. 

C’est grâce à un objet bilingue (français/anglais) et illustré que le Muséum d’Histoire naturelle, en collaboration avec les éditions Relief, livre un nouveau projet collaboratif : le cinquième opus des Manifestes du Muséum consacré à la violence et dirigé par Guillaume Lecointre, zoologiste, systématicien et professeur au Muséum.

Cet ouvrage est construit comme un musée écrit, une exposition concentrée en quelques pages, permettant, à travers le regard collectif de chercheur.se.s en différentes disciplines, de questionner la ou les définitions de la violence tout en en proposant des représentations artistiques et culturelles.

Sans réduire la violence à une définition unique, ce projet part du postulat que nous avons l’intuition de vivre dans une société de plus en plus violente, parfois même structurée par la violence. Il s’agit donc de questionner cette intuition en décentrant les prismes à travers lesquels nous envisageons habituellement la violence. Bruno David, président du Muséum et initiateur de la collection explique en introduction de cet ouvrage qu’il s’agit de « comprendre d’où vient la violence, mais nullement de la juger ».

Décentrer l’étude de la violence 

Loin de tout jugement donc et de toute tentative de définition univoque, Histoire naturelle de la violence propose un décentrement de l’analyse, une remise à plat de la hiérarchie des espèces dans l’étude des phénomènes de violence pour mieux en comprendre les origines, ou les causes ainsi que les différentes formes. Cependant, et pour éviter la tentation d’idéalisation des espèces animales non humaines face à une culpabilisation de l’Humain, les auteur.ice.s mettent en garde contre le penchant « qui consiste à penser que ce qui existe en nature est forcément bon pour les humains et justifie que nous l’adoptions ».

L’ouvrage croise un large panel de disciplines scientifiques (Histoire naturelle, zoologie, anthropologie, biologie, médecine, etc.) pour étudier la violence dans ses différentes formes d’expressions, sans jugement de valeur ou hiérarchisation de gravité. En l’étudiant au sein de différents contextes, les scientifiques constatent notamment qu’elle occupe « des fonctions précises et variées dans la nature ». Ses manifestations dépendent également des espèces ainsi que de leur mode d’organisation.

Cette étude comparée circonscrit et qualifie la violence dont nous avons l’intuition. Notre espèce, à ses origines, tuait ainsi quantité de ses congénères, pour des raisons autres que celles de la pure survie.

La généralisation des prismes d’analyse permet d’arriver à la conclusion suivante sur l’espèce humaine : « nous sommes donc des mammifères particulièrement violents, du moins à l’époque de nos origines, au sens de la violence létale » ; et ces dernières précisions sont particulièrement nécessaires. Cette étude comparée circonscrit et qualifie la violence dont nous avons l’intuition. Notre espèce, à ses origines, tuait ainsi quantité de ses congénères, pour des raisons autres que celles de la pure survie. Cependant, aucune conclusion ne peut en être tirée sur l’état actuel de la violence de notre espèce sans la qualifier ou sans prendre en compte des contextes très précis d’organisation sociale.

Un adjectif qui change la donne 

Si le croisement des disciplines élargit le prisme des études de la violence à toutes les espèces animales, la qualification de la violence est l’occasion d’interroger les caractéristiques de cette dernière et d’opérer de réelles comparaisons sur plusieurs plans. L’Histoire naturelle étudie par exemple la violence dite « létale » qui « survient lorsque les espèces sont à la fois sociales et territoriales. » On apprend grâce à cet ouvrage que « la violence létale s’hérite : une espèce a statistiquement d’autant plus de chance d’être violente que ses lointains ancêtres étaient violents ».

C’est souvent l’organisation sociale, au sens large, qui donne la possibilité de formes de violence relevant d’autres motivations que la seule survie. Ainsi, un autre qualificatif apparaît rapidement dans les définitions de la violence : « symbolique ». Il pose la question de la domination et de l’aliénation qui constituent des formes de violence au sein des mêmes espèces mais également entre espèces : « Qu’elle soit infra-consciente, verbale ou institutionnelle, la violence symbolique n’est pas systématiquement perçue comme telle par les individus qui la subissent. »

L’intérêt de cet ouvrage réside dans le fait que la violence analysée est toujours désignée et qualifiée, quelle que soit son échelle. Elle peut être « interpersonnelle », « systémique », « contre » un élément.

L’intérêt de cet ouvrage réside dans le fait que la violence analysée est toujours désignée et qualifiée, quelle que soit son échelle. Elle peut être « interpersonnelle », « systémique », « contre » un élément. Chacun de ces qualificatifs implique une dimension particulière de la violence. Ils permettent alors de souligner l’influence d’éléments précis sur la violence létale et de mettre en avant des situations de causalité. L’ouvrage conclut ainsi, à propos de l’humain, sur l’une de ces interdépendances en termes de violence : « les pays où les écarts de ressources économiques sont les plus tranchés sont aussi ceux où les violences létales sont les plus fréquentes ».

La violence humaine, son contexte, ses fonctions 

Chaque domaine scientifique recouvre un champ d’expertise particulier dans l’étude de la violence et c’est la comparaison des domaines qui permet de proposer des modèles transversaux. Françoise Héritier en a, a priori, proposé l’une des définitions les plus englobantes. La violence correspondrait à « toute contrainte de nature physique ou psychique susceptible d’entraîner la terreur, le déplacement, le malheur, la souffrance ou la mort d’un être animé ; tout acte d’intrusion qui a pour effet volontaire ou involontaire la dépossession d’autrui, le dommage ou la destruction d’objets inanimés ». Cette définition est l’occasion de questionner la violence en contexte et les situations de violence.

Si l’on en revient donc plus précisément à nos sociétés humaines, elles constituent, de par leur organisation, un contexte aggravant, pas nécessairement de la violence létale, en comparaison avec les autres espèces animales, mais d’autres formes de violence. Souvent, c’est le modèle social qui conditionne l’apparition de la violence, or, puisque les Etats modernes ont confisqué – par la punition – ou institutionnalisé – par la peine de mort – la violence létale, d’autres formes de violence se développent.

Actuellement, « à l’échelle mondiale [et humaine], la fréquence des violences létales civiles n’a jamais été aussi basse ». Cependant, en essayant de réguler la violence et en normalisant les moyens d’interactions entre individu.e.s, les Etats opèrent eux-mêmes avec violence et créent de nouvelle formes, désormais institutionnalisées, de violence. De là, naît parfois un « sentiment d’injustice, de mécontentement et d’indignation qui conduisent à de possibles remises en cause de la légitimité du système environnant, notamment par des actions collectives ». À titre d’exemple, dans ce cas précis, le croisement des disciplines nous apprend que face à une situation d’injustice, le cerveau humain est stimulé et réagit de la même manière que s’il subissait une douleur physique. Différentes formes de violence peuvent donc avoir des effets similaires dans un cadre où l’une remplace l’autre.

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Sans se prononcer sur le bien-fondé de notre intuition initiale au sujet de la violence, cet ouvrage nous pousse à la questionner, à la fois dans notre utilisation quotidienne du terme et dans notre réception de ses différents modes d’expression. Si la violence humaine n’est plus létale elle pourrait bien résider dans d’autres modes d’interaction ; elle est désormais d’un autre ordre et peut être symbolique, sexuelle, raciale, correspondre à un système de domination ou d’oppression, qu’elle soit institutionnalisée ou non. De plus, si l’on sort du prisme humain, comme nous y invite cet ouvrage, malgré nos représentations classiques et notre intérêt pour l’étude de notre espèce, la perspective de l’Histoire naturelle inter-espèces décentre l’analyse grâce à de nouveaux questionnements. Quelle que soit la qualification de la violence étudiée cependant, son étude « implique de la part de celui ou celle qui la qualifie d’engager une réflexivité éthique et politique sur sa propre posture, afin d’éviter tout jugement moral au cours de l’enquête comme de la restitution », et c’est ce que permet cet ouvrage collectif.