Toute cette semaine, Zone Critique interroge la relation entre littérature et chanson française. Du très beau Déjà Venise au tout récent L’amour hélas, la chanteuse Clio nous invite à des déambulations mélancoliques et sensibles, sur une piste de cinéma, où s’émouvoir du regard des rencontres passagères, où se vivre amoureuse.
S’aimer au passage
Au gré de textes joliment écrits et composés Clio nous invite au voyage dans une succession d’images qui frappent pour leur banalité, leur évidence, que chacun pourra aisément reconnaître, petite pop amoureuse du temps présent, dans une écriture délicate, appuyée par des musiques qui marquent, qui embrayent le pas dansant. Ce que Clio dit du monde n’est que l’écho d’un quotidien toujours sur le fil, qui se maintient alerte, dans la vérité de l’émotion, à la recherche de la chaleur, du regard, de l’occasion de l’amour.
C’est alors qu’il faudrait déambuler dans les rues de ces grandes villes que l’on connaît si bien, errer dans ces quartiers au gré du ciel de traîne et se laisser porter, dans la mélancolie d’une fin de journée, là où « Elle parcourt tout Paris / Les yeux rivés par terre », là où, encore, « Elle sent même pas la pluie / Qui tombe sur ses Chester ». Et l’élan répété dans chaque ville, Venise, Paris, Berlin, ça ou là, dans ces rues où se situer, où se retrouver encore, parfois l’humeur nostalgique.
« Comme une vague, rue de Prague, rue de Prague
Le café d’aujourd’hui est bien le même qu’hier
Les tasses ont refroidies qui nous brûlaient naguère
Moi je donnerai cher pour m’y brûler encore
Retrouver un instant, la superbe d’alors
Y a du monde sur la place, en ce jour de marché »
Ou Venise encore, souvenir de vacances, dans un fantasme de l’amour maladroit, d’une maladresse émue :
Je suis insupportable et tu réagis plus,
Je débarrasse la table on a presque rien bu,
Moi je te tourne autour mais il y a rien qui accroche,
J’ai des mots d’amours, je fais des reproches,
J’essaye de tout, et tout tombe à côté,
T’encaisses les coups, tu veux plus m’en donner,
Moi je trépigne un peu, je me ridiculise,
Je te dis si tu veux tu peux faire ta valise
Au gré de ses textes Clio nous invite au voyage dans une succession d’images qui frappent pour leur banalité, leur évidence, que chacun pourra aisément reconnaître
Là où l’écriture même nous emporte dans une construction complexe et délicate ; un quelque chose de Delerm, un croisement du littéraire et du cinématographique, une écriture qui cherche sa géographie pour mieux construire ses images, même dans le monde d’Haussmann à l’envers :
« Alors qu’on me klaxonne
Sur Haussmann à l’envers
Moi je n’entends personne
Je repense à hier »
Et errer au Louvre, se laisser bousculer par le hasard, la rencontre impromptue ; « Nous perdre au Louvre », des chansons qui racontent le rêve et le désir, et le désir rêvé.
Si « Vous vous ennuyez aussi? / Vous n’avez qu’à dire oui / Le ciel est gris / Vos yeux aussi ». Et dans ce hasard d’un improbable à peine provoqué : « De Latour, Delacroix / De l’amour, pourquoi pas ? ». Tour à tour bousculé par le vivant vibrant, la soif d’échappée, l’appel d’une aventure émue, là où « je dirai tu es le plus beau du monde et tu diras je t’attendais », là où l’espérer assez fort pour que l’image arrime au cœur touché.
Faire son cinéma
D’une certaine façon, il s’agit aussi d’une ode à l’homme, d’une lyrique amoureuse moderne à la recherche d’une banalisation du mâle, là où les mots se plaisent à faire naître le besoin d’aimer et déclarer la voracité du cœur, l’envie de désirer. Tristan surgit alors, l’éternel amant impossible par exemple, et la déploration teintée de regret :
« Que si j’t’avais connu plus tôt
Que si j’n’avais connu que lui
Que si j’t’avais connu avant
J’t’aurais voulu certainement »,
Tristan, celui que l’on aurait pu aimer, connu trop tard, au gré des vies qui se croisent là où parfois un regret s’immisce, poésie urbaine pour ce qu’elle révèle du goût du hasard des déambulations, de l’inconnu qui tape à l’œil, comme une Marie Laforêt nostalgique, dansant entre Yvan, Boris et les autres garçons du quartier. Femme de cœur mue par une envie d’aimer, rêveuse bercée d’un bovarysme contemporain incarné et dansant : « J’tombe amoureuse de temps en temps pour aérer un peu là-d’dans ». L’amour-prétexte, « amoureuse pour me justifier », comme une manière de donner le sens au réel, à cet impalpable troublant qui nous bouscule. Il s’agirait alors de tomber amoureuse par « gourmandise », « pour ne pas s’ennuyer », un goût du vivre, quelque chose. À la recherche des émotions, du ressenti, amour de l’amour, Pauline des grandes avenues, des bars écumés plutôt que des plages, dans une véritable dramaturgie des sentiments.
« J’tombe amoureuse tous les mardi
Et malheureuse le mercredi
Qu’est-ce que j’deviens, qu’est-ce que j’deviens moi
Si j’ai plus de chagrin demain »
Clio rappelle avec une justesse frappante l’appel du corps qui nous habite le ventre, le mouvement qui nous ouvre au monde et à l’autre.
Clio rappelle avec une justesse frappante l’appel du corps qui nous habite le ventre, le mouvement qui nous ouvre au monde et à l’autre. Elle rappelle aussi l’élan qui porte, là où le sourire d’une rencontre nous barre le visage, nous invite à tomber amoureuse parce que « ça s’entretient les sentiments ». Non pas dans la passivité d’un romantisme de forcené – là ce bovarysme incarné – mais dans la volonté active de s’emparer de son propre désir, d’en faire un moteur du « moi ». Et si le réel déçoit, demeure le fantasme cinématographique qui habite profondément toute l’écriture de Clio, comme une scène alternative où jouer la parade amoureuse.
Ainsi, dans « Romy S. », Clio nous livre une chanson au conditionnel sur le film des possibles, d’une vie fantasmée et pleine de cinéma : « Dans mon histoire d’amour, je serais Romy », on ne saurait faire rêverie plus déterminée.
« Du charme, un café au comptoir
qu’on oublierait de boire.
Oserais-je un dernier regard?
Mais quand j’y viens c’est lui qui part.
Dans mon histoire d’amour,
je serais Romy Schneider. »
C’est rêver encore à une vie d’errance, de noctambule romantique où l’on se perd dans les rues à peine éclairées, où la romance-cinéma nous autorise toutes les audaces et les plus douces nostalgies :
« Minuit passe, la ville, la ville tourbillonne
J’entends sonner des rires, je ne vois personne
J’entends sonner des rires, la ville tourbillonne
Minuit passe, la ville et je ne vois personne »
Sous les tours de la ville, je ne reconnais plus
Ni le cours de ma vie, ni le coin de la rue
Sous les tours, oh là là, je ne reconnais pas
Le haut, le bas, l’envers et l’endroit »
Mélancolie (nouvelle) vague
C’est bien une mélancolie poétique qu’explore avec tendresse et douceur Clio, mélancolie de cinéma où l’on pourrait errer ensemble dans la nostalgie du moment-amant.
Là où les mots ne cessent pas de rappeler l’exploration des possibles parce qu’il manque, parce que la réalité déçoit sans rêverie, sans fantasme ni désir, là où l’on ploie dans ce fameux vertige où la « nuit m’abandonne ». C’est bien une mélancolie poétique qu’explore avec tendresse et douceur Clio, mélancolie de cinéma où l’on pourrait errer ensemble dans la nostalgie du moment-amant. Dans le bien nommé « Je me souviens de nous »
« Alors je retiens
Tes grands pas près des miens », et la chanson de conserver alerte la flamme amoureuse, « conserver la superbe d’alors », et là sans doute quelque chose du magnifique Beaupain, lui-même nourri à une idée du cinéma; qu’il écrive ou non les chansons des films inspirés de Christophe Honoré. Partout l’image, ces visions qui nous happent, embarquent avec elles une sensibilité douce.
Et les mots naviguent des images connues, ancrées, celles qui chargent, le cœur lourd des « kilogrammes de sentiments » (Beaupain) pour aller vers celles de l’écriture où quelque chose se joue d’une recherche de l’apaisement, là où le souvenir de nous vient danser dans un slow rhomérien de nuit de pleine lune, les ébats et les débats, les pérégrinations d’un esprit rêveur « Alors je t’invente
Une vie trépidante
Des avions, des amantes »
Ou ailleurs, la valise pour Venise, ou t’emmener à Berlin, « le bruit des capsules », pour « tes nuits berlinoises », où l’on rêve aux vieux trains. Trouver « quelqu’un quelque part, qui voudrait jouer dans ton histoire ».
Se faire un cinéma d’amoureuse, se rêver errant dans les grandes villes et se voir amoureuse, se rêver papillonnant, mélancolique à la bouche découverte où l’inconnu que l’on croise nous fait doucement vaciller, où poser la tête sur une épaule par simple poésie, s’endormir la nostalgie au bord de l’œil pour avoir dansé ému face aux regards des amants potentiels, au seuil de l’amour – l’amour peut-être dirait Ricky Hollywood et dans l’amour peut être le soupire retenu, l’émoi chargé, le goût du désir naissant figé dans la photographie des mots et ces histoires que l’on se raconte sur l’amour. Voilà alors le doux moment auquel invite Clio, dans une écriture toute en finesse, qui emprunte ses codes à ce cinéma qu’elle aime tant et auquel elle rend hommage, de manière assez explicite dans son titre « Éric Rohmer est mort », là où « moi j’en veux encore
Des parcs parisiens
Où l’on se tient la main
Des balades au bord de la mer
De la voix de Marie Rivière
Des rendez-vous dans les cafés
Du nombril d’Haydée
De ses profs de philo
Des gens qui lisent dans le métro ».
Avec Clio, on se balade sans cesse, « à regarder l’heure sur les horodateurs », à déambuler dans les rues, quelque chose qui se joue dans la rencontre, toujours à la recherche d’un autre, d’un émoi, se perdre un peu soi-même, « filer sans drame » malgré tout, rêver encore et désirer toujours :
« J’ai plus tellement à dire, j’voudrais changer d’trottoir
Tu m’fais plus tellement rire, j’voudrais changer d’histoire
J’voudrai aller autre part
Aller autre part »
Danser alors en souriant à qui, passant, saura nous reconnaître, et chahuter sous le néon avec nous quelque chose du goût d’un amour de cinéma et d’une émotion véritable et sensible.