Publié par le très prolifique Jacques Rancière aux éditions La Fabrique, Les Trente inglorieuses s’affirme comme l’essai le plus provocateur de cette rentrée 2022. L’ouvrage regroupe des textes divers et variés portant sur l’histoire contemporaine récente. Il en ressort un ouvrage aussi cynique que décapant qui propose une vision fortement désenchantée de l’actualité socio-politique de ces trente dernières années.

L’objectif du philosophe consiste à démonter les rouages du libéralisme contemporain afin de saisir les effets délétères de la mécanique du consensus. L’auteur interroge non sans humour (noir) le fonctionnement de nos systèmes démocratiques actuels, plus calqués sur une logique policière que sur une praxis réellement politique.

Un essai placé sous le signe de l’ironie

Publié aux éditions La Fabrique le 14 janvier 2022, le dernier essai de Jacques Rancière, nommé Les Trente inglorieuses, a de quoi étonner, à première vue, le lecteur. D’abord par son titre qui se présente comme un détournement ironique de l’expression « Trente Glorieuses ». Celle-ci renvoie généralement à un âge d’or révolu, celui du boom économique qui suit la Seconde Guerre Mondiale. Le terme désigne plus précisément la période allant de 1945 à 1975. Aujourd’hui, le terme recouvre une symbolique forte, extrêmement laudative, synonyme d’un faste politique et social que nos sociétés ne sont plus capables d’atteindre.

Les Trente inglorieuses s’affirme d’emblée comme un coup de pied à l’Histoire officielle. Le titre ne renvoie pas tout à fait au passé dont il semble pourtant se moquer. Le sous-titre est, de ce point de vue, significatif. Il est écrit « Scènes politiques 1991-2021 ». L’auteur parvient dès les premières pages, à nous surprendre. Avant même que nous ayons lu l’ouvrage, le philosophe indique déjà la marche qu’il va suivre. Il rebaptise en quelques mots la manière dont la matière historique envisage les faits passés tout en s’autorisant à les rebaptiser.

« Le conflit politique n’est pas seulement une opposition de forces dotées de volontés divergentes ; il est une opposition de monde – un monde de l’égalité et un monde de l’inégalité –, impliquant des manières différentes de construire un temps et un espace communs. »

Derrière ces découpages, dont l’évocation peut paraître superflue, se cache un objectif clair : celui de décortiquer  étapes par étapes la fabrication d’une « logique du consensus ». 

Si Jacques Rancière s’est déjà essayé à la conversation socratique avec Javier Bassas dans Les mots et les torts ou à l’exercice de la pensée collective dans Qu’est-ce qu’un peuple ?, Les Trente inglorieuses possède une configuration textuelle qui le distingue des autres essais du philosophe. L’ouvrage relève, en effet, d’un choix éditorial. Il constitue, en somme, une sorte d’extension de l’essai Moments politiques co-publié en 2009 par les éditions Lux et La Fabrique. L’auteur reprend ainsi certains textes, rédigés il y a plus d’une décennie, auxquels il ajoute de nouveaux écrits, portant sur l’actualité contemporaine. Cette adjonction de différentes réflexions est elle-même insérée au sein d’une démonstration philosophique globale organisée en trois parties. Derrière ces découpages, dont l’évocation peut paraître superflue, se cache un objectif clair : celui de décortiquer  étapes par étapes la fabrication d’une « logique du consensus ».

La (fausse) fin de l’histoire 

Cet idéalisme empêche selon lui de saisir les vrais enjeux qui se cachent derrière chaque événement politique. Le philosophe veut en finir avec une tartufferie intellectuelle consistant à voir dans le moindre fait d’actualité l’émergence d’« ères radicalement nouvelles ». Pour Jacques Rancière, une telle croyance procède d’une naïveté problématique en ce qu’elle invisibilise les rouages du système néo-libéral actuel. Croire au changement tout azimut apparaît donc comme le meilleur moyen de participer au « fonctionnement de la machine dominante ».

Pour Jacques Rancière, notre société est caractérisée par une logique consensuelle qui repose sur la fabrication d’un consentement de façade.

Les textes choisis par l’auteur sont qualifiés d’« interventions ». L’information paraîtra peut-être à certains superflue. Pourtant, elle a le mérite de clarifier davantage l’objectif de l’essai. Les réflexions choisies par l’auteur sont agencées de telle sorte que nous puissions non seulement appréhender le « fonctionnement de la machine consensuelle », mais également comprendre la manière dont celle-ci s’est mise en place au cours de ces trente dernières années. Pour Jacques Rancière, notre société est caractérisée par une logique consensuelle qui repose sur la fabrication d’un consentement de façade. Ce dernier est fondé sur une sorte de fatalisme alimenté par le discours politico-médiatique donnant aux individu.e.s l’illusion qu’il n’y aurait pas d’alternatives au néo-libéralisme destructeur.

« Telle est la logique du consensus. Il proclame sa paix qui a pour cœur l’identification du pouvoir de la richesse avec l’absolu du droit. […] C’est d’une manière plus lente, plus sophistiquée, que le consensus a développé chez nous ses effets. Non pas l’affirmation de la mission planétaire de la grande nation, mais comme la simple adhésion au cours nécessaire des choses. Cette adhésion empruntée au thème marxiste de la nécessité historique, s’est simplement reconvertie en consentement au no alternative de la révolution néoconservatrice. »

Les Trente inglorieuses s’attache à montrer que le concept est une construction discursive qui permet de faire avaler de nombreuses couleuvres à la population. Selon l’auteur, la notion sert aussi bien à justifier l’immobilisme politique qu’à justifier, voire carrément excuser les ingérences de l’État à l’instar de la gestion de la crise sanitaire de 2020. Ce dernier est, suivant cette logique, au cœur de l’argumentation globale de l’essai. L’objectif est bel et bien de parvenir à saisir la logique faisant du consensus le système politique à partir duquel fonctionnent nos Etats démocratiques. L’essai ressemble parfois, à la lumière de la réalité qu’il évoque, à une construction de film catastrophe. Qu’il revienne sur la crise des Gilets jaunes ou décortique l’impact symbolique des attentats du 11 Septembre, l’auteur (r)établit sans cesse de nouvelles ramifications qui tissent, au fur et à mesure de la lecture, une toile complexe esquissant les contours de la logique consensuelle.

La philosophie comme manuel de survie politique 

La désynchronisation de l’Histoire permet paradoxalement de stimuler la pensée du lecteur en cassant le rythme de la réflexion classique. Il n’y ni fin ni début, le passé et le présent se heurtent en se croisant.

La force des Trente inglorieuses vient de la diversité des formes textuelles qui le composent. Les chroniques journalistiques côtoient des interviews, effectuées dans un cadre universitaire, où le philosophe revient sur certains de ses plus fameux concepts à l’image de la « Théorie de l’égalité ». L’essai n’obéit à aucun schéma chronologique précis. L’intérêt de la réflexion provient de la rupture avec la linéarité traditionnelle. Jacques Rancière accole des textes qui paraissent a priori s’exclurent. Qu’ y a-t-il, en effet, de commun entre la canicule de 2003 et la présidence de Donald Trump ? En brisant la logique narrative et philosophique ordinaire, Jacques Rancière stimule l’esprit de son lecteur. La désynchronisation de l’Histoire permet paradoxalement de stimuler la pensée du lecteur en cassant le rythme de la réflexion classique. Il n’y ni fin ni début, le passé et le présent se heurtent en se croisant. L’essai prend, ainsi, par moments, la forme d’un tableau surréaliste multipliant les associations (philosophiques) libres.

Certains pourraient, au contraire, affirmer que ces qualités sont de fâcheux défauts. On peut, en effet, accuser Jacques Rancière de ne pas totalement expliquer les concepts qu’il utilise. Le « réalisme consensuel » est une expression qui recouvre une signification relativement floue. Or, la densité et le nombre des événements évoqués intensifient paradoxalement les confusions. La mise en scène narrative génère ainsi un brouhaha qui embrouille plus qu’il n’éclaire le lecteur. Malgré des efforts sincères de contextualisation, on peut reprocher au philosophe de ne s’adresser  qu’à un public de happy few incollable sur les questions de géopolitique contemporaine. Jacques Rancière aurait-il failli à son devoir de pédagogue socratique ? Rien n’est moins sûr.

« L’État consensuel en sa forme achevée n’est pas l’État gestionnaire, c’est l’État réduit à sa pureté de son essence, soit l’État policier. »

L’auteur déconstruit la traditionnelle dichotomie entre la théorie et la pratique qui atomise l’événement historique.

Reprenons la métaphore esquissée plus haut. Le but n’est pas d’atteindre l’exhaustivité, encore moins de formuler des réponses catégoriques. L’essentiel n’est pas d’affirmer mais d’interroger le réel. Auquel cas nous ne serions plus dans un essai philosophique mais dans un manuel d’Histoire. Passer d’un événement à un autre, d’une époque passée à une temporalité présente permet de tisser des liens. L’objectif n’est pas de prendre le lecteur en otage mais de l’inscrire à l’intérieur d’une toile symbolique et philosophique qui puisse l’inciter à (se) formuler des questions. Mélanger revient aussi à court-circuiter le manichéisme inhérent à la logique consensuelle qui impose un découpage simpliste et raciste du réel. L’auteur déconstruit la traditionnelle dichotomie entre la théorie et la pratique qui atomise l’événement historique. Le brouhaha savamment orchestré par l’auteur restitue au réel sa complexité en en faisant le terreau d’une force de lien autant que de pensée politiques.

Les Trente inglorieuses s’affirme comme un véritable manuel de philosophie politique. Le philosophe interroge le pouvoir que la politique doit accorder à la philosophie. Jacques Rancière assume la dimension subjective qui sied au choix autant qu’à l’organisation des textes. Si l’auteur questionne la nature (consensuelle) des événements de l’histoire géo-politique récente, il réfléchit également à la portée de la réflexion philosophique. On peut, ainsi, facilement appliquer la définition du pouvoir politique à l’essai philosophique. Contre la logique mortifère du consensus néolibéral, Jacques Rancière réaffirme la nécessité de la réflexion philosophique. À ceux qui la croient morte, l’auteur rappelle à qui mieux mieux qu’elle constitue fondamentalement « la mise en commun d’une capacité de pensée et d’action qui appartient à tous et toutes. »