Après la parution en septembre dernier d’un Petit éloge de la poésie, Jean-Pierre Siméon revient pour Zone critique sur l’ensemble de son parcours, véritable éloge en acte de la poésie. Dans cet entretien, ce n’est pas tant au poète ou à l’éditeur que nous nous adressons qu’à celui qui a mené de nombreux projets pour la donner en partage. Loin de la considérer comme une expérience d’initiés, il défend depuis toujours l’alliance d’une grande exigence poétique et son accessibilité. 

Pour commencer, pourriez-vous revenir sur vos premiers projets, bien avant ceux d’envergure nationale (comme votre collaboration au CDN de Reims puis Villeurbanne ou la présidence artistique du Printemps des poètes à partir de 2001) ?

Cette envie m’est en effet venue très tôt. La poésie est pour moi un diapason d’intensité de la vie que l’on n’écoute pas, et qui n’est pas seulement une affaire personnelle : c’est une autre manière d’exister et d’être en relation avec autrui. Très tôt j’ai voulu partager cela. À la fac, dès la première année de mes études de lettres, j’ai par exemple demandé l’autorisation à un professeur de lire un poème au début de chaque cours, ce que j’ai pu faire pendant le semestre.

Quelque temps plus tard, au milieu des années 1970, quand j’ai été nommé jeune professeur dans un collège rural en Bretagne, j’ai monté avec des amis et collègues un spectacle poétique dans la grange d’une ferme-auberge. Cette expérience est fondamentale pour moi car nous avons lu des poèmes contemporains et la salle était pleine, le public ravi. Si l’on dépasse les préjugés et les nombreux malentendus au sujet de la poésie, on se rend compte qu’elle s’adresse à tous. Ce genre d’expérience m’a prouvé qu’il n’est pas utopique de vouloir mettre la poésie dans l’espace de la cité.

J’ai continué ensuite car la plupart des gens en redemandent : la poésie résonne. Guillevic disait que la poésie c’est « autre chose ». En effet, il n’y a pas d’équivalent au poème dans le langage : celui-ci y est hors de ses terres. C’est pourquoi on éprouve, en écoutant un poème, un sentiment de libération. Cette langue autre autorise à penser qu’une autre compréhension du réel est possible.

Cette conviction sur l’importance de la poésie dans la cité vous semble-t-elle entendue aujourd’hui ?

On a fait des progrès depuis les années 1970, mais on ne prend toujours pas la poésie vraiment au sérieux. On lui laisse une place marginale, de déférence en quelque sorte. Pour 99% de mes interlocuteurs, élus ou partenaires sur des projets, la poésie fait du bien, elle adoucit les mœurs. Pour moi, c’est un contresens : la poésie agit sur la conscience, c’est une force d’éveil. Les amener un peu plus près de mes convictions est un travail perpétuel de redéfinition des enjeux. Je suis en permanence sur cette ligne de crête.

Même au sein du Printemps des poètes, c’était un enjeu à rappeler. Avant d’accepter en 2001 le poste de directeur artistique – qui est par ailleurs expression que je n’aime pas beaucoup –, j’avais écrit une note sur les dangers qui guettaient cette merveilleuse idée : renforcer les préjugés selon lesquels la poésie est une chose douce, gentille, ainsi que son corollaire, la dérive démagogique du « tous poètes facilement ». Il a toujours fallu rappeler cela, pendant 16 ans, jour après jour.

À force de tenir ce discours militant, on a fini par imposer une idée plus saine de ce qu’est la poésie. Mais le danger est constant. Il nous guette dès que l’on va chercher un partenaire. Lors d’un partenariat avec Vinci par exemple, on a mis des poèmes dans des parkings. C’est l’exemple même d’une collaboration délicate : Vinci était très volontaire et a mis des moyens importants, mais il a fallu être intransigeant sur le choix des poèmes. Avec les meilleures intentions du monde, ils voulaient les sélectionner eux-mêmes…

Dans les projets que vous avez menés, vous avez souvent cherché à faire entendre la poésie. L’oralité vous semble-t-elle essentielle ?

Je crois qu’il n’y a pas une lecture, exemplaire, de la poésie : il y en a mille. On peut la lire dans le livre silencieusement, se la murmurer pour soi-même, la proclamer ou déclamer seul dans sa chambre, ou pour les autres… Je ne dirais pas qu’une façon est meilleure qu’une autre.

Cela dit, l’oralisation a la vertu de court-circuiter les préjugés et les malentendus parce qu’on est dans un rapport direct au poème – pour autant que celui qui la dit ne manifeste pas dans son discours ou sa manière d’être quelque chose qui renverrait à une sorte de cérémonial sacré. Je crois à la force d’irradiation de toute grande poésie. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas de diplômes qu’on n’accède pas à Mallarmé, Maïakovski ou Ronsard… Si celui qui la transmet se met dans une position d’humilité, la réception est libre et le poème vit.

L’école, par laquelle passent tous les Français, modélise une lecture d’admiration et de savoir de la poésie, qui me semble délétère. Elle laisse entendre que l’on n’accède au poème que par un savoir conceptuel, abstrait, alors que la poésie est tout autre chose ! J’ai été enseignant, longtemps formateur d’enseignants, et je défends l’enseignement public, mais justement, parce que je le défends, j’ai toujours plaidé pour une autre approche de la poésie dans le milieu scolaire.

L’oralisation permet alors de restituer le lien perdu au poème en se passant du discours exégétique. Mais ce n’est qu’une étape : le but est de toucher des personnes assez profondément pour qu’elles aillent au livre ensuite. Même si l’oralité a trait à l’essence de la poésie, à son origine même, l’écoute est nécessairement insuffisante et partielle, car la poésie, en tant que condensé de polysémies, suppose d’habiter la langue, non de la traverser.

Y a-t-il des lieux plus propices que d’autres pour faire entendre la poésie ?

Je ne crois pas qu’il y ait de lieu prédestiné. Les actions poétiques auxquelles j’ai participé ont été menées dans des prisons, des hôpitaux, le milieu scolaire… J’ai aussi organisé des lectures dans des bistrots et dans des trains, avec des comédiens du Conservatoire national. Ce furent de vraies réussites même s’il est vrai que dans l’espace public le contexte ne favorise pas vraiment l’écoute : ce ne peut être qu’une prise de conscience, un premier pas, un seuil à franchir…

Le théâtre est peut-être le seul lieu à avoir un lien vraiment privilégié avec la poésie, en tant que lieu clos, sacré au sens étymologique du terme c’est-à-dire séparé de la cité, dans le monde occidental. C’est le seul lieu où l’on peut vraiment écouter une langue autre. On vient s’asseoir dans le noir, pour écouter – et voir. Le théâtre a toujours été dans une sorte de compétition entre la chose vue et la chose entendue. Dans l’Antiquité grecque, on allait écouter la langue puissante des dramaturges, mais il y avait aussi des machineries… En France, le théâtre a été avant tout le lieu d’une langue autre. Nombreux sont les grands dramaturges français qui étaient aussi des poètes : Racine, Musset, Claudel… Le destin du théâtre en France était d’amener tout le monde à venir se ressourcer dans une langue autre, mais on a progressivement perdu cela. On le tire aujourd’hui du côté du spectaculaire, de la performance.

Une anecdote dit tout pour moi de ce qu’était le théâtre d’art et ses intentions. C’est lorsque Paul Fort, à tout juste 20 ans, en 1892, propose en guise de manifeste une lecture du « Bateau ivre » de Rimbaud à Montparnasse (alors que le poème était encore quasiment inconnu) dans une mise en scène des plus sobres, à l’extrême inverse de tous les effets naturalistes de l’époque : plateau nu, comédien habillé de blanc, avec pour seul ornement sur scène une toile de Paul Ranson…

Pourriez-vous justement revenir sur votre expérience de poète associé au CDN de Reims puis de Villeurbanne, avec Christian Schiaretti ?

Oui, cela a commencé dans les années 1990. Christian Schiaretti a constitué une équipe au CDN de Reims et a souhaité y intégrer un poète. Il m’a fait venir. Mon idée était que les comédiens se confrontent à tous les états de la langue. Imaginez tout ce que met dans sa bouche un comédien quand il lit des poètes aussi variés que Baudelaire, Mallarmé, Saint-John Perse, Guillevic ou encore Aragon… Le travail que j’ai mené avec eux a ainsi consisté à les initier à la poésie, c’est-à-dire à leur faire lire des poèmes. On passait des journées entières à lire.

Les comédiens se posaient des questions sur la perception du sens à travers leurs lectures, et je leur disais de manière provocante qu’il n’y a jamais de contresens. J’aime le mot de Georges Perros qui dit : « La poésie n’est pas obscure parce qu’on ne la comprend pas mais parce qu’on ne finit jamais de la comprendre ». Le sens d’un poème n’est pas épuisable, d’autant que celui qui naît aujourd’hui lira différemment puisqu’il vivra dans un autre monde, et que la langue sera encore autre…

Vous semble-t-il qu’on entende aujourd’hui beaucoup la poésie ? 

Oui, on assiste depuis 20 ans à une augmentation exponentielle des lectures de poèmes par les poètes eux-mêmes. Il est frappant de voir que ce que l’on a initié dans les années 1970 et 1980 a connu un tel développement. De nombreux éditeurs formidables comme Cheyne éditeur, Rougerie ou encore Jacques Brémond ont développé des lectures de « proximité », pour pallier le manque de visibilité dans la presse notamment. Les poètes sont ainsi allés à la rencontre du public. On a aujourd’hui une multiplication de ces scènes poétiques, avec beaucoup de jeunes dans le public.

Dernières parutions de Jean-Pierre Siméon : 

  • Une théorie de l’amour, collection Blanche, Gallimard (2021)
  • Petit éloge de la poésie, collection Folio 2€, Gallimard (2021)