La vie à l’os, simple et crue mais touchante et essentielle : Raphaël Mathié livre avec Là-haut perchés un documentaire humaniste retraçant le quotidien des habitants d’un hameau des Alpes-de-Haute-Provence. Entre petits tracas de l’existence et combat contre les vicissitudes de la vie, ce film s’offre comme une épure de l’existence et du rapport des hommes au monde.

Chasteuil, Alpes-de-Haute-Provence. La population installée à l’année ne dépasse pas une quinzaine d’habitants. Aujourd’hui, on y rencontre Michel Korber, dit « Mich », Corinne Bernard, dite « Coco », ou encore Nick, un Anglais échoué là, comme ballotté par le ressac de la vie. Chasteuil et sa solitude imposée par la géographie, mais redoublée par la sensation que le temps s’écoule au ralenti, comme pour en éprouver chaque minute dans sa durée la plus pure. C’est là que Raphaël Mathié a trouvé le décor adéquat pour y tourner son premier long-métrage. Là-haut perchés ne se veut ni un reportage in situ, ni la dénonciation militante d’une désertification progressive des petits hameaux français, mais plutôt une méditation sur le passage du temps qui prend le parti d’épouser le rythme quotidien de ces hommes et ces femmes, isolés mais solidaires, dont l’âme semble burinée par l’air vif et les aspérités du paysage. Bien plus qu’un simple « documentaire », Là-haut perchés s’offre alors comme un tableau de ces existences simples, préservées de la fureur des temps présents — à l’image de cette scène où une vieille dame, occupée à des travaux de rafistolage, change la fréquence de la radio lorsqu’elle entend la voix de Christophe Castaner, alors ministre de l’Intérieur, annoncer les premières restrictions prises face à l’épidémie qui commençait à ronger la planète.

On ne sait trop ce qui a amené ces hommes et ces femmes à élire domicile dans ce hameau perdu dans la montagne. Tous ont leurs histoires et leurs parcours plus ou moins cabossés. Nulle revendication de particularisme régional, nulle volonté manifeste de retrait du monde. Les habitants de Chasteuil ne sont pas des stylites — ces ermites des premiers temps du christianisme qui s’imposaient une ascèse extrême au sommet d’une colonnade — car leur isolement géographique a pour corollaire une solidarité très ancrée. On travaille ensemble, on s’entraide, on se soutient face aux aléas de l’existence, et ces liens entre les habitants du hameau sont captés avec bienveillance par la caméra discrète de Raphaël Mathié. Ni voyeuriste ni intrusif, le regard du cinéaste s’imprègne des lieux comme des gens qui les peuplent, et la mise en récit qu’il opère de différentes existences agit comme un révélateur du rapport des hommes au monde et aux êtres qu’ils côtoient.

« On ne sait rien sur la vie »

Là-haut perchés s’orchestre comme une subtile ode à la vie

Dans cette perspective, Là-haut perchés s’affirme comme une réelle œuvre de cinéma, en ce que l’attention documentaire ne prend jamais le pas sur la rigueur de la mise en scène. Entre les lignes de ce film se dessinent peu à peu de véritables axes narratifs : en s’ouvrant sur une scène d’enterrement, Là-haut perchés annonce le thème qui traverse de manière latente tout le long-métrage. Le film se rassemble ainsi autour de cette trame centrale : l’inéluctable passage des ans, et la conjuration de la mort à travers la cohésion de la communauté des habitants. Dès lors, Là-haut perchés s’orchestre comme une subtile ode à la vie : à partir d’un décès inaugural, le film se déploie en suivant le quotidien de Mich et Coco, qui incarnent deux trajectoires à la fois opposées, mais complémentaires : à 92 ans, Mich sent ses forces décliner et réfléchit avec tendresse à l’endroit où il sera enterré. Face à lui, Coco sort tout juste victorieuse d’une lutte contre un cancer, et retrouve goût à la vie. Alors que l’un se projette sur ce qu’il ne sera plus, l’autre recompose une existence que la maladie avait mise en danger. L’entrecroisement de ces deux axes fait de Là-haut perchés une réflexion sur les étapes de la vie, métaphore d’une renaissance face à un déclin annoncé. Le titre même transcrit ce point de vue surplombant en jouant sur le double sens de la hauteur : si elle est bien sûr géographique, elle désigne également une élévation de la vie vers ce qui la dépasse. C’est alors le mystère de l’existence et des rythmes de la vie que met en scène Raphaël Mathié, à l’instar de cet échange entre Coco et une vieille dame, laquelle s’étonne avec une naïveté toute juvénile : « On ne sait rien sur la vie. »

Le paysage et la mémoire

C’est cet étonnement renouvelé devant la faculté de persister dans l’existence que capture la caméra. Dans l’alternance des plans d’intérieur, refuge contre l’âpreté de la vie, et l’immensité des paysages alpins, Là-haut perchés organise une mise en tension des rapports entre le microcosme et le macrocosme. Les « vies minuscules » — pour reprendre le titre du beau livre de Pierre Michon — de ces êtres entrent en résonance avec le monde qui les contient, comme le montre cette scène où deux femmes revenant d’un enterrement dialoguent sur la vie et la mort, alors que le cadre en plan large sur les montagnes empêche de les situer précisément dans le paysage.

Le film de Raphaël Mahié opère une double mise en abyme du récit

Niché au creux de ces montagnes, Chasteuil semble jouer le rôle d’un miroir grossissant des trajectoires et des hommes dans le monde : Nick joue de la guitare et chante d’une voix chaude qui rappelle celle de Bruce Springsteen. Mich, de son côté, veut à tout prix transmettre la mémoire de ce qu’il a vécu — les luttes sociales, son engagement au Parti communiste, le XXe siècle qu’il a traversé. Aidé par un écrivain public, il reprend d’une voix chevrotante les différentes étapes de sa vie, lui qui semble avoir exercé tous les métiers. Ainsi, le film de Raphaël Mahié opère une double mise en abyme du récit : en mettant en scène les échanges entre Mich et l’écrivain public, il redouble subtilement le processus d’enregistrement de la mémoire pour constituer une sorte de tombeau cinématographique en hommage à ce vieil homme aux gestes incertains, mais à l’âme affermie. Symbole de survivance de la mémoire par-delà la mort, les mots de Mich s’impriment sur le papier en même temps que sur la pellicule.

Rien ne semble pouvoir troubler le placide écoulement des années sur les hauteurs de Chasteuil où les gens accueillent la vie comme elle vient. Dans les derniers moments du film ressurgit une étonnante histoire de météorite, comme un signe presque animiste des temps antiques, où l’on croyait aux forces énigmatiques des cieux. Cette recherche de la météorite entraînera les habitants du hameau dans une marche à l’écart du village, manière d’inscrire dans l’immobilité apparente de cette vie isolée un mouvement collectif. Ultime randonnée pour les habitants de Chasteuil que l’on aura suivi avec humanité — comme pour affirmer que ces hommes et ces femmes ont éternellement la vie devant eux.

  • Là-haut perchés, de Raphaël Mathié, en salles le 2 mars 2022.