La substantifique moëlle de l’homme sans qualités est un ouvrage singulier au pays des œuvres contractées : François de Combret s’attèle à Robert Musil non pas en qualité d’universitaire spécialiste du Prix Nobel mais en lecteur authentique. Et il en offre un ouvrage des plus rigoureux. Le procédé est simple mais sa mise en œuvre complexe. Il consiste en une rhapsodie d’un admirable tissage, aussi méticuleux que sincère.
Afin de mettre en appétit tout hypothétique lecteur, le chef d’oeuvre autrichien de 1930, traduit par Philippe Jaccottet, est décortiqué pour extraire des plus de 2000 pages quelques 438 pages. Combret ne réécrit pas le texte, il le condense. Son humilité, évoquée dans une brève préface, le pousse à sélectionner les passages les plus remarquables : pourvu qu’ils illustrent le style de Musil, sa pensée ou l’avancée narrative. Aucun chapitre n’est éludé et plutôt que d’ignorer un passage en apparence peu significatif du fait de son hermétisme, Combret émaille le récit de ses lumières, il repère les difficultés et soulève les ambiguïtés avec des pistes de lectures à la clef. En effet, thématisant l’humour auctorial, la psychologie appliquée aux personnages et la critique sociale qui éclate en pleine ironie, il propose plusieurs points d’ancrage à toute lecture intelligente ; Combret s’attache particulièrement à la métaphore qui réunit tout cela chez Musil, poète génial et inflexible pour qui la langue joue à cache-cache avec l’éthique.Au fur et à mesure de l’oeuvre, l’auteur déploie son analyse particulièrement sagace : il fait figurer l’avancement, ou plus exactement l’approfondissement de la singularité ontologique des personnages principaux. En quelque sorte, Combret conjure ici une des premières difficultés à laquelle se heurtent les lecteurs : il porte à la connaissance une galerie de personnages dont il ne cesse de retravailler les particularités qui s’intensifient au rythme du récit. Grâce aux incises et aux découpes ingénieuses de l’auteur, on saisit mieux les enjeux qui le nouent : qu’est-ce qu’un homme sans qualités ? Qui est cet homme sans qualités, Musil est-il si différent d’Ulrich – le personnage principal ? Comment les personnages dessinent, par leurs liens et comportements, le profil d’un auteur à l’œuvre inachevée ?
Défricher l’accès à Musil
La réussite du remaniement d’une oeuvre – tour de force ô combien périlleux – tient toujours à sa capacité à garder le champ libre, à dégager les significations possibles sans en obstruer aucune, aussi mouvantes soient-elles. Combret y parvient en proposant une hypothèse de lecture qui ne se fige pas : dans une constante suggestion, il signale les différents leitmotivs qui composent la trame de L’Homme sans qualités, dont il se dit d’ailleurs volontiers le « défricheur ». En tant qu’admirateur, l’auteur nous transmet un matériau à goûter, à contempler, à penser en définitive. François de Combret est un passeur sensible qui nous empêche de lire esseulé, il nous prend la main le long de cette drôle d’aventure, et contournant le chemin d’une lecture naïve, il nous fait apercevoir la source d’un émerveillement littéraire certain.
L’on pourrait reprocher à cet ouvrage un manque de fluidité dans la reconstitution du texte, or l’exercice de contraction, dans son souci permanent de la précision, ne peut faire l’économie de ce défaut qui n’est ici qu’une imperfection nécessaire et même souhaitable. D’autant que Musil lui-même est un chercheur de concision qui ne crie jamais « Eurêka ». Peu importe que le lecteur soit plus ou moins averti, il faut, pour lier les citations et ne pas sacrifier l’art de la nuance à la compréhension, des phrases succinctes, souvent sans verbe et aussi piquantes que les mots de Musil s’avèrent être. Tel est le parti pris de clarté que Combret se fixe : contre les saillies narratives qui viendraient supposément trahir la quintessence du texte, il réaffirme l’importance de chaque mot, effets et significations mêlés pour dire la beauté et la vérité des situations dramatiques.
Combret réaffirme l’importance de chaque mot, effets et significations mêlés pour dire la beauté et la vérité des situations dramatiques.
Lorsque le lecteur malicieux voudra faire l’expérience de lire en miroir le chapitre contracté et le chapitre correspondant dans l’oeuvre originale, crayon à la main, il s’apercevra sans doute qu’il souligne et annote des extraits déjà présents chez Combret, lequel échappe pourtant à l’écueil de constituer un simple recueil de citations. Même si le livre de Musil est un véritable répertoire d’adresses stylistiques, entre bons mots et formules édifiantes en dépit de son obscurité, Combret prend toujours soin de ne rien perdre de l’histoire. Il en conserve le squelette. Car la variation sur le thème de l’âme et de l’esprit ne peut avoir lieu que dans un contexte précis, historique et familial notamment, c’est pourquoi l’exigence de poser le cadre narratif est un impératif bien observé. Décorum et personnages sont les préliminaires à toute réflexion philosophique et anthropologique dont l’absence attenterait à l’intelligibilité, ici genèse de l’abstraction. Car notons enfin que l’un des multiples délices que représente la lecture de L’Homme sans qualités est contenu dans un incessant va-et-vient des tons.
En somme, l’entreprise de Combret relève d’une lumineuse honnêteté, elle ne répugne pas à affronter de nombreux obstacles et invite chaque lecteur à poursuivre cet effort ; j’en veux pour preuve la remotivation de l’expression choisie pour titre : à l’instar de Rabelais dans son Gargantua, l’auteur donne du corps à la métaphore de la moëlle osseuse et affirme par là même l’immense et très spirituel humour de Musil. François de Combret, après avoir écrit Le Bréviaire de la Recherche du temps perdu, s’attaque avec courage à pareille littérature et salue une fois de plus un autre vertigineux poète du XXème siècle.
Bibliographie :
De Combret, François, La substantifique moëlle de l’homme sans qualités, édition du Palio, 2022.
Margaux Catalayoud