Dans la froideur industrielle d’un bidonville ouvrier, un couple et leurs trois enfants accommodent leur quotidien de ce que le maigre salaire du père leur permet. Lui guide, elle suit, tête baissée, attendant qu’on lui donne le nécessaire pour acheter les quelques aubergines qu’elle servira au dîner. Portrait profond et viscéral de la misère égyptienne, Plumes, réalisé par Omar El Zohairy, Grand Prix de la Semaine de la Critique au Festival de Cannes 2021, marque de son empreinte et de ses odeurs.

Derrière leurs quatre murs rudimentaires, l’usine, dont on aperçoit les énormes cylindres de métal, se met en branle. C’est son bruit, et la fumée qu’elle dégage, qui marquent le début de la journée. Le quotidien de cette famille sans histoire se voit bouleversé lorsque, lors de la fête d’anniversaire d’un des fils, un magicien appelé pour l’occasion transforme le père en poulet. Vent de stupeur dans l’assistance : la musique s’arrête et on crie à la sorcellerie. La magie s’immisce dans l’absurde, et à cet instant précis, le propos bascule pour se fixer sur le réel sujet : la mère.

Courber l’échine et tenir le cap

Bien qu’il soit anguleux et affamé, le visage de la mère est magnifique ; un visage qui ne sourit pas et que je m’accommoderais presque à voir souffrir. Un regard qui ne nous lâche pas et qu’aucun des gros plans du film ne viendra effacer. Un large couteau déchire la langue d’un veau, une manche d’enfant essuie la bave du père végétatif, mais ce sont ses yeux à elle qui imprègnent nos souvenirs. Il s’agit du premier rôle de Demyana Nassar, une actrice non professionnelle, une femme qui nous rappelle ce que signifie incarner. Dans un premier temps, prostrée et muette, son malheur va la libérer. On imagine la fin, on doute qu’elle y survive. Surtout, on ne peut s’empêcher de se demander quand elle va se prostituer. Elle est seule, face à un système, face à une multitude d’hommes, qui ne forment qu’une seule et même entité. Corrompre, soudoyer, monnayer, et recommencer à nouveau. L’accumulation d’épreuves, poussée jusqu’à l’absurde, et les diverses tentatives pour sauver son mari sont totalement déroutantes. Pourtant, l’envie de la suivre chez les marabouts et les magiciens est irrésistible.

Pourtant, il y a autre chose, du moins en elle. Quelque chose qui dépasse ces échanges de billets et qui la pousse à poursuivre sa quête, à continuer de chercher, encore et toujours, comment combattre le sort qui la frappe. Sa force ricoche à mesure que les péripéties s’accumulent, et même si son dos ploie sous la fatigue des heures de travail enchaînées, elle reste fière. Jusqu’à la fin, on la pense incapable d’y mettre un point final. Elle nous donnera tort. La compassion ne se dirige pas instinctivement vers la victime, mais vers elle, au moment où elle relève la tête. Par son geste, elle nous fait respirer à nouveau, car à mesure que le film s’étire, on prend confiance en elle, comprenant qu’elle pourra tout vaincre. Elle n’est ni un exemple ni un étendard des femmes qui souffrent. Humble, elle subit et elle réagit.

Posséder et déposséder

Omar El Zohairy nous montre l’ignominie de la pauvreté dans ce qu’elle a de plus viscéral

La saleté n’est rien comparée à ce qui se joue dans Plumes. Omar El Zohairy nous montre l’ignominie de la pauvreté dans ce qu’elle a de plus viscéral. Il faut gagner de l’argent, seule issue possible au minimum de survie : l’accès à l’eau, et l’entretien des dettes. Les liasses de billets frottent les mains calleuses de ceux qui se les échangent. Les pieds nus balaient le sable et les cailloux. Déjà, le premier plan nous avertit ; le spectateur est au contact des corps, de leur frottement aux lieux, aux objets et aux autres. Quand l’argent vient à manquer, c’est le téléviseur qui s’échange, qu’on arrache aux enfants et qu’on récupère dès que le salaire le permet. Cette technologie sommaire concède certains instants suspendus aux trois enfants, échappant ainsi à la réalité. Le plus grand est dévoré par la culpabilité ; en colère et honteux d’être à l’origine de la disparition du père, il trouvera une manière d’expier sa faute.

Le contact de la caméra avec l’insalubrité ambiante devient bientôt insupportable. Les extérieurs post-apocalyptiques n’autorisent aucun espoir à leur infortune. La carcasse d’une voiture lancée à toute allure soulève la poussière jaunâtre qui étouffe tout ce qu’elle touche, à la manière de petits champignons atomiques, qui trouvent parfaitement leur place dans l’atmosphère ambiante. S’en suit une séquence superbe, au cours de laquelle la mère débarque au commissariat, rade crasseuse éclairée par un néon bancal, pour déclarer la transfo-disparition de son mari. Tout n’est que ruine, crépitement et lambeaux. On manque de crier, on voudrait s’échapper, on s’habitue finalement à la nausée. Cette vérité n’est pas la nôtre. Elle nous frappe cependant, renvoyant avec malice à la pesanteur nuancée des tracas quotidiens. L’humidité, la crasse, la sueur ; on aurait presque accès aux odeurs.

  • Plumes, un film de Omar El Zohairy avec  Demyana Nassar , Samy Bassouny , Fady Mina Fawzy, en salles le 23 mars 2022