Cela sent la poussière, la sueur et l’asphalte brûlant. Dans une plantation agricole, un jeune patron au regard bleu et à l’âme torturée recrute un homme de dix-huit ans qui doit gagner de l’argent pour nourrir ses enfants. Les deux hommes s’entendent bien, mais un drame vient bouleverser cet équilibre précaire. Avec Employé / Patron, Manuel Nieto Zas livre un beau film sur l’ambiguïté des relations humaines, où la domination s’immisce dans la complicité.

Le titre du film est trompeur : nulle opposition binaire d’inspiration marxiste, nulle confrontation violente, nulle revendication hurlée poing en l’air. Avec son troisième long-métrage, le cinéaste uruguayen Manuel Nieto Zas met en scène les relations ambiguës entre deux personnages que tout semble rapprocher – le jeune âge, la paternité, la nécessité de subvenir à ses besoins – mais qu’un incommensurable fossé sépare : l’un est le patron de l’autre. Son père vieillissant, Rodrigo doit prendre en charge une immense plantation de soja ; il embauche Carlos, ouvrier dont la jeunesse n’a d’égale que la solidité dans l’épreuve. Les deux hommes entretiennent une relation cordiale, et en cela, Manuel Nieto Zas déjoue habilement le poncif d’une conflictualité ouverte et violente entre le patron et l’employé. Le premier n’est ni outrageusement exploiteur, ni méchamment méprisant. Le second se réjouit d’aller travailler pour lui : le travail dans la plantation est d’une part l’occasion de faire vivre sa famille ; mais il lui permet d’autre part de se rapprocher des nombreux chevaux que possèdent ses employeurs. Car Carlos est féru des « raids » populaires, ces courses de chevaux organisées dans les villages de l’Uruguay rural qui promettent une forte somme d’argent à celui qui les remporte.

Alors que la famille de Carlos vient lui rendre visite sur la plantation, un drame advient. Carlos fait monter dans un tracteur sa femme et son plus jeune enfant, encore nourrisson ; occupé à décrire la propriété à son épouse, il envoie le tracteur au fossé. L’enfant n’en réchappera pas. À partir de ce drame, s’ouvre une seconde partie où les relations entre les protagonistes se font plus ambiguës et plus difficiles à déchiffrer. À travers la mise en scène de ce drame social aux ressorts complexes – le patron est certes fautif de n’avoir pas clôturé correctement son champ, ce qui aurait évité l’accident, mais était-il prudent de faire monter un nourrisson dans un tracteur ? – le film interroge les relations de domination et de hiérarchie entre les êtres. Rodrigo est lui aussi père d’un jeune enfant, et se montre à ce titre très compatissant envers Carlos. En ce sens, Manuel Nieto Zas vient brouiller la conflictualité du rapport de classes avec le rapport entre générations : Rodrigo et Carlos se comprennent et s’entendent bien, et ce sont leurs pères respectifs qui incarnent l’antique rapport dissymétrique entre classes sociales. De manière surprenante, Rodrigo semble presque plus bouleversé que Carlos de la perte de l’enfant : ce dernier se révèle un véritable roc dans cette épreuve, et semble ne pas pâtir outre mesure de la perte de son enfant ; alors que Rodrigo, bouleversé et choqué, offre bien volontiers son soutien moral et financier à son jeune employé. C’est ainsi face à la mort que les différences de classes se révèlent de la manière la plus crue.

Un suspens à gros sabots ?

L’intrigue première se prolonge dans une intrigue secondaire

À partir du drame vécu par Carlos sur la plantation, un malaise diffus semble enserrer les personnages et l’ambiance du film se fait de plus en plus pesante. La cordialité première des sentiments laisse peu à peu émerger la rancœur de la famille de l’employé par rapport à celle du patron. De manière significative, l’intrigue première – le décès accidentel de l’enfant – se prolonge dans une intrigue secondaire : la volonté de Carlos de courir un raid sur un pur-sang possédé par le père de son patron. En ce sens, le film de Manuel Nieto Zas s’éparpille quelque peu dans cette seconde partie, en surchargeant notamment le scénario par des intrigues parallèles qui ne peuvent être exploitées jusqu’au bout – à l’instar du procès que la famille de Carlos veut intenter au père de Rodrigo, alors que Carlos lui-même ne semble nullement mû par une volonté de réparation judiciaire. Bien plutôt, il veut trouver réparation dans le fait de pouvoir courir le raid sur le pur-sang de ses patrons, ce qu’il finira par obtenir. Le dernier moment du film mobilise ainsi une belle référence au western lors de l’ultime course de chevaux, mais on peut regretter que les travellings en plan large sur les bêtes en plein galop opèrent une dramatisation à gros sabots, tant on comprend par avance l’issue de la scène – qu’on se gardera toutefois de révéler ici.

Dès lors, Employé / Patron semble par moments chercher son centre, et à certains endroits, quelques longueurs se font sentir. Toutefois, cette apparente dispersion est au service d’une réflexion plus profonde que Manuel Nieto Zas conduit entre les lignes avec une grande subtilité. En mettant en scène des personnages qui doutent, hésitent et déjouent les poncifs, c’est l’ineffable des relations humaines que creuse le film.

Les affres de la domination

Installation d’une domination qui ne dit jamais son nom

Car il apparaît que le cœur du film n’est pas tant une binaire opposition entre deux mondes qu’il serait loisible de placer face-à-face. Dans cette perspective, on regrette que le titre français accentue une telle binarité – le titre original disant littéralement « L’employé et le patron », la conjonction permettant d’insister sur les relations appelées à se tisser entre les hommes. L’apparent flottement des situations, la lenteur des premiers plans – dont on se demandera jusqu’au bout quelle était leur véritable signification, tel ce plan inaugural où Rodrigo se fait arrêter par la police – servent en réalité la profondeur du film. Il faut peut-être du temps pour apprécier ce long-métrage, tant il déploie entre les lignes une analyse fine de l’installation d’une domination qui ne dit jamais son nom, et c’est ainsi la paradoxale naissance du ressentiment qui est examinée. À la suite du drame, la famille de Rodrigo propose à Carlos d’embaucher son épouse afin qu’ils puissent vivre ensemble. Mais l’épouse de Carlos nourrit très vite une haine profonde envers ses patrons, polarisée par le plus jeune enfant de la famille dont elle doit s’occuper. À ce titre, dans les derniers moments du film, le spectateur se trouve placé dans une tierce position, entre les employés et les patrons, comme un « troisième œil » qui assisterait impuissant à un drame annoncé, mais pourtant inéluctable. En cela, Employé / Patron rappelle l’ambiguïté des grands films de Chabrol, et par sa manière d’approcher la naissance du mal, l’on songe à La Cérémonie (1995)[1].

Entre Rodrigo et Carlos, il y a certes une cordialité, voire une complicité réelle et sincère, et c’est précisément ce qui permet de ne pas les enfermer dans une posture que leur condition sociale leur ferait trop facilement endosser. Par conséquent, à travers ce flottement permanent, cette ambiguïté omniprésente et ce ressentiment ravalé, la mise en scène tout en nuances de Manuel Nieto Zas permet de faire émerger une véritable profondeur dans les relations humaines. Jusqu’au bout, certaines questions resteront sans réponses : on s’interroge encore précisément sur la cause réelle de la haine que manifeste l’épouse de Carlos envers ses patrons, et la simple opposition de classe ne saurait tout expliquer. Le film se clôt sur une cavalcade, manière symbolique de mettre en scène l’émancipation de Carlos, et ultime hommage au western, genre cinématographique qui célébrait la liberté par excellence. Liberté qui semble refusée à chaque instant aux protagonistes du film de Manuel Nieto Zas, tant ils sont pris dans les rets d’une domination qui couve à bas bruit. Enfin, si le scénario apparaît par endroits prévisible, c’est que ce film tend perpétuellement vers la tragédie – genre du fatum par excellence, où les personnages se débattent avec un destin auquel ils ne pourront pourtant jamais échapper. La violence n’explose jamais dans ce film, mais elle est omniprésente, et l’émotion suscitée par la mise en scène de Manuel Nieto Zas émane de sa force à déjouer les caractères et creuser les ambiguïtés. Le regard du cinéaste ne condamne personne, mais nul ne sera sauvé. Le mal vient de plus loin.

  • Employé/Patron, un film de Manuel Nieto Zas, avec Nahuel Pérez Biscayart et Cristian Borges, en salles le 6 avril 2022.

[1]. Cf. Pierre Léon, « Les haillons du réalisme », Trafic n°17, hiver 1996.