(c) Jean-Louis Fernandez

Au théâtre de la Bastille, le collectif l’Avantage du doute revient pour une nouvelle création foutraque et méta-théâtrale sous le double signe de l’effondrement et du féminisme. De manière fine et courageuse, le spectacle fait son autocritique en direct et dissèque ses angoisses avec humour.

Théâtre engagé

« Nous faisons un spectacle sur le féminisme et l’écologie. Le lien entre les deux, c’est que ce sont deux ressources nourricières qu’on exploite », nous dit Claire Dumas, perchée sur un plat de biscuits qu’elle écrase avec ses pieds, les larmes perlant dans ses yeux. Ne nous y trompons pas : comme dans toutes ses productions, c’est par l’humour que le collectif de l’Avantage du doute damera le pion en emportant avec lui la salle conquise du Théâtre de la Bastille. Mais plus encore dans cette dernière création peut-être, la gravité des sujets qui s’entremêlent, notamment le questionnement autour du lien entre surexploitation capitaliste et domination sur les femmes, nous amène sur des terrains relativement pessimistes.

L’Avantage du doute, qui défend son projet démocratique, laisse aussi la parole aux « connards ».

L’engagement politique et théâtral des membres du collectif, « acteurs-auteurs », consiste toujours à partir d’interrogations personnelles – qui touchent, en vrac, à l’héritage de la révolution, de la gauche et de mai 68, et à la question de l’engagement en général (Tout ce qui nous reste de la révolution, c’est Simon ou La légende de Bornéo), ou encore à la possibilité de médias « éthiques » et qui laissent une réelle place à un débat nuancé (Le bruit court que nous ne sommes plus en direct). Mais ici plus encore, le sentiment d’arriver face à une impasse et à un mur de contradictions semble sous-tendre les scènes. Dans les échanges entre les comédien·nes, toujours issus d’improvisations, de proposition de textes, et aussi d’un travail de recherche et d’entretiens sur le terrain, on sent les opinions riper et se cogner les unes contre les autres, et c’est comme toujours vivifiant et salvateur de ne pas trancher – l’Avantage du doute, qui défend son projet démocratique, laisse aussi la parole aux « connards », tout en soulignant qu’il est problématique de les appeler tels puisque certaines personnes pourraient se reconnaître dans leur discours. Cela est sans doute peu probable dans la salle toute acquise de la Bastille où le public théâtral parisien adhère en masse à la démarche, mais il est tout de même sain de le rappeler…

Tisser, coudre et recycler

Ce collectif sans chef joue de ses contradictions internes, et laisse la part belle à toutes les formes.

Le spectacle oscille alors entre les deux sujets – féminisme et écologie – d’une façon prétendument anarchique, comme toujours avec l’Avantage du doute. Il faut dire que ce collectif sans chef et concrètement démocratique joue de ses contradictions internes et laisse la part belle à toutes les formes dans un joyeux pot-pourri : les comédien·nes n’ont pas cherché, par exemple, à résoudre la « bipolarité des thèmes du spectacle », comme le formule Judith Davis, mais plutôt à en faire un moteur productif. Le sujet cherche son format, ou plutôt conserve dans sa forme finale les traces de l’exploration tous azimuts : improvisation, scènes fictives et scènes « réelles », et aussi une attaque de zombies, un ours polaire mélancolique, des faux cow-boys en pleine crise de masculinité qui tirent sur des poules… Du médium théâtral, le collectif tire toute la puissance métaphorique et surréaliste, qui vient sublimer le propos très « théâtre documentaire » en lui offrant une chambre d’échos plus large. Le collectif reste aussi très cohérent dans sa démarche en travaillant avec une scénographie « recyclée » : tous les éléments de costume et de décor, ainsi que la toile peinte qui accueille le public à l’ouverture de salle, proviennent d’autres spectacles. En questionnant les problèmes écologiques soulevés par les logiques de production du spectacle vivant, le collectif vient aussi dialoguer avec différents niveaux de fiction, de références et de codes. Ce qui, de manière presque magique, vient tisser ensemble des éléments apparemment disparates, issus de la formidable énergie de recherche et de création des cinq membres.

(c) Jean-Louis Fernandez

D’un dîner l’autre

J’avoue avoir été sceptique au début, devant ce qui m’a semblé représenter une parodie de pièce bourgeoise un peu trop conventionnelle pour être honnête : le fameux cadre du dîner entre amis, où l’un est devenu végétarien et éco-anxieux et lecteur de collapsologie, alors que l’autre a fait une côte de bœuf et aimerait bien continuer à manger ses gambas à la plancha sans se poser de questions. Comme une impression de déjà-vu, d’arguments déjà bien connus, d’une mise en situation presque un peu banale… Mais le collectif travaille justement sur cet endroit premier où les contradictions sont nées en nous, et c’est la plupart du temps dans des contextes très familiers, lors d’un dîner – cet endroit si proprement théâtral où l’on sait que les assiettes vont voler et les verres exploser.

Peut-on continuer à vivre normalement quand on a trop lu, et que notre vision du monde s’en est trouvée radicalement changée ?

Mais il faut un autre cadre de dîner, aux implications bien plus complexes, pour que rétrospectivement l’ensemble prenne de l’ampleur. Les deux dîners mis en parallèle, l’un sous l’angle très comique et fictionnel, l’autre présenté comme le rejeu d’un événement réel et traumatisant pour la comédienne Judith Davis, posent en réalité la même question : peut-on continuer à vivre normalement quand on a trop lu (sur le féminisme ou la collapsologie – même combat ?), et que notre vision du monde s’en est trouvée radicalement changée ? De manière très subtile et toujours autocritique, le collectif lie alors étroitement l’angoisse de l’effondrement et le burn-out des jeunes mères, le partage des tâches et la charge mentale avec les choix de vie écologiques, l’importance du travail dans la vie d’une femme et le poids écologique de la production d’un spectacle… Sur la corde raide, on mesure la distance toujours délicate et indéfiniment redéfinie entre les discours communs et les choix personnels, et la difficulté à faire coïncider l’attitude publique et extérieure avec les relations amicales ou amoureuses qui engagent d’autres logiques. Mélancoliques et consolé·es par quelques notes de Michel Berger, nous repartons enfourcher nos chevaux de bataille avec un peu plus d’humanité dans le cœur.

  • Encore plus, partout, tout le temps, par et avec le collectif l’Avantage du doute, jusqu’au 27 mai 2022 au Théâtre de la Bastille (Paris).