Avec leur collection « Le chant des possibles », les éditions La Pionnière mettent en œuvre une réflexion autour de la poésie et de la traduction. Elles rassemblent ainsi diverses versions d’une même œuvre, comme les célèbres poèmes L’infini de Leopardi, La Loreley de Henri Heine ou encore, sous une forme différente, Chenilles & papillons par Gérard Macé.

Depuis 2017, les éditions de La Pionnière proposent une réflexion sur l’écriture poétique et ses reflets – c’est-à-dire les reformulations qu’elle peut induire par le biais de la traduction. On affirme habituellement que la poésie cristallise par essence les problèmes posés par cette opération de traduction, puisqu’elle est vue comme une forme d’expression totale, exploitant toutes les ressources du langage. C’est donc, pour le dire rapidement, à un travail de restitution voire de recomposition que se livre le traducteur – avant tout interprète du chant poétique.

Des voix multiples

Giacomo Leopardi

Intéressons-nous d’abord à deux des livres publiés dans cette collection, qui abordent chacun un poème illustre.

Il s’agit d’abord de L’infini, composé par l’italien Giacomo Leopardi. Il y évoque un instant contemplatif depuis le sommet d’une colline où se dévoile le sentiment d’infini dont il est question dans le titre. « Le poème est aussi bref que l’horizon est vaste, mais inaccessible, et cet empêchement est le sujet même de la méditation. Leopardi en quelques vers décrit ce retournement qui fonde une partie de la modernité : c’est en soi, par le regard intérieur qu’on peut désormais éprouver le sentiment de la perte, et de l’extase. » écrit Gérard Macé – qui a aussi traduit en 1998 ce poème – dans sa préface. Il est vrai que ce morceau de littérature, certainement l’écrit le plus célèbre du poète, s’est imposé avec le temps comme un classique, et est appris par cœur aujourd’hui par une grande partie des écoliers italiens.

Le second texte qui suscite immédiatement notre attention est La Loreley par Henri Heine, là encore un texte célèbre de la poésie allemande. Il se fonde apparemment sur une légende ancienne faisant référence à la figure de la sirène, dans laquelle une femme chante et provoque le naufrage de l’homme qui l’observait. « L’histoire de la Loreley, c’est celle de ces deux personnages sans nom, le narrateur qui ne sait pas ou n’est pas certain de savoir, et l’homme mort fasciné par ce qui n’était qu’une chimère. »

La collection « Le chant des possibles » propose à travers ces deux titres l’ensemble des traductions existant en français pour chacun de ces poèmes. C’est ainsi que nous circulons dans L’infini depuis la version de Sainte-Beuve en 1844 jusqu’à celle de Philippe Di Meo en 2018, en passant par les traductions de Philippe Jaccottet, René Char ou encore Yves Bonnefoy. Il en va de même pour La Loreley, de 1854 à 2020. Comme le disait Umberto Eco, traduire consiste à dire presque la même chose. C’est pourquoi nous nous laissons envelopper par cet ensemble de voix qui résonnent et laissent pourtant entendre des harmoniques très différentes, comme autant de possibles incarnés. 

Les ensembles sont proposés sans que soient ajoutés quelque commentaire que ce soit, et l’on aperçoit simplement les choix actés par les traducteurs, à partir des écarts entre le texte original et ses mises en français, ou entre les différentes traductions elles-mêmes. Certaines transcriptions prennent de grandes libertés par rapport à leur modèle, et l’on voit toutes les formes dans lesquelles s’est coulé le poème initial à travers le temps, marques parfois d’une époque : « Prose, décamètre, alexandrins, vers pairs, impairs, libres… » Pour La Loreley, les restitutions des traducteurs peuvent même se muer en chambre d’écho d’une époque donnée : « Dans ce voyage au long cours auquel nous invitent les traductions […], les histoires individuelles des traducteurs s’inscrivent dans celle, collective, des relations entre la France et l’Allemagne. », précise Pascale Roux.

J’ajoute que le support-livre proposé par les éditions La Pionnière a été pensé précisément pour accompagner la lecture : s’il s’agit effectivement de grands livrets colorés, le poème original est déposé sur une page ; celle-ci peut se déplier pour qu’il soit toujours possible de le consulter en même temps que ses traductions. Chaque volume est édité avec rigueur par Pascale Roux, et chaque texte précisément sourcé. Des notices précises sont consacrées aux traducteurs.

C’est en définitive à un véritable parcours personnel qu’invitent ces ouvrages : il s’agit d’y naviguer selon son désir, de manière organisée ou au hasard, en allant à l’exhaustif ou en picorant les vers pour mieux se les chanter.

Miroirs et reflets

C’est en définitive à un véritable parcours personnel qu’invitent ces ouvrages : il s’agit d’y naviguer selon son désir, de manière organisée ou au hasard, en allant à l’exhaustif ou en picorant les vers pour mieux se les chanter.

Gérard Macé dresse un bon panorama de ce qui nous est ainsi offert : « Réunir les traductions [d’un] poème, comme on le fait ici, c’est donner une idée de ce qu’est la traduction : une tâche infinie…/ On peut lire l’ensemble autrement. Comme une seule traduction remise sans fin sur le métier par Bouvard et Pécuchet, ou deux idiots qui leur ressemblent. Comme un devoir un peu vain, accompli dans un obscur bureau par un Bartleby oublié. Ou encore comme un exercice borgesien, folie d’un traducteur à jamais piégé par les labyrinthes du miroir. Où le lecteur à son tour se laisserait enfermer, pour prolonger l’expérience. Lecteur qui ne manquera pas d’élaborer sa propre version pour le plaisir. » (préface à L’infini)

C’est le même Gérard Macé qui avait ouvert la collection « Le chant des possibles » en proposant une expérience-miroir. Dans Chenilles & papillons, il publiait quatre poèmes inédits, dont celui-ci, qui fait tinter un écho subtil

Henri Heine

à la sensation d’infini :

En sortant de la caverne, nous verrons les mirages

qu’on rêve depuis toujours de traverser à pied sec :

des flaques d’eau qui s’évaporent quand on avance,

des nappes de lumière dans lesquelles on voit des lacs.

Aucun prophète, aucun pharaon pour marcher devant nous.

Pas de mer rouge qui s’ouvrirait d’elle-même

comme les grandes lèvres des femmes, mais un au-delà

qui recule en même temps que l’horizon.

Traduire : transformation et altérité

Macé précise dans son introduction sa surprise de voir ses réflexions sur la traduction, présentées dans ses deux premiers livres (Le jardin des langues et Les balcons de Babel), prises au mot par certains de ses lecteurs. Cela aboutit ici à une expérience menée avec des chercheurs de l’Université Grenoble Alpes et plusieurs dizaines de traducteurs.

Les quatre poèmes du recueil ont été traduits depuis le français en huit langues (grec ancien, latin, allemand, italien, arabe, persan, coréen et japonais) ; pour chacune d’entre elles, deux traducteurs ont livré leur version. C’est que l’on cherche à montrer la traduction comme ouverture, reflet de l’opération même de création : elle échappe à une rationalité univoque.

Cette collection cherche à montrer la traduction comme ouverture, un reflet de l’opération même de création : elle échappe à une rationalité univoque

En cela, la métaphore de la métamorphose proposée par les poèmes montre d’une autre manière le processus de transformation à l’œuvre, comme autant d’ensemencements inattendus : « Que d’une chenille il naisse à chaque fois deux papillons n’est ni un miracle, ni une anomalie. Cela prouve simplement que le poème ne relève pas de l’histoire naturelle. », écrit le poète. Et les commentateurs de préciser : « […] l’on devine ou l’on imagine, d’une page à l’autre, ce qui se trame, en silence, dans la nuit de la chrysalide. »

L’expérience menée prévoyait aussi que les traductions soient ensuite retraduites vers le français, comme pour en mesurer l’écart ou souligner le caractère réellement infini de l’écriture. Sans oublier que la poésie, comme la littérature en général ou encore la traduction, constituent une zone de contact avec l’altérité, passage qui nous trans-forme.

Et cela nous permet en conséquence d’exercer pleinement l’acte de lecture : nous lisons les textes, et à travers eux les autres et le monde, et nous-même pris dedans. Ainsi se forme la chrysalide.