Portrait de Chantal Thomas à Paris le 11 mai 2021 – Photographie : © Philippe Matsas / Seuil

La littérature ne manque pas de journaux, comme nous le rappelle Chantal Thomas au début de son nouveau livre, sobrement intitulé Journal de nage (Seuil, mai 2022). Si l’autrice assume d’emblée inscrire sa démarche diariste dans une certaine filiation littéraire (sont évoqués, par exemple, le Journal de deuil de Roland Barthes (1977-1979), ou encore le Journal de Franz Kafka (1910-1923)), c’est sans doute pour mieux en explorer les limites et, dans une moindre mesure, être tentée par les courants contraires. 

[Femme] libre, toujours tu chériras la mer !

L’eau, les rêves et les mémoires des autres 

Élue à l’Académie française, le 28 janvier 2021, au fauteuil de Jean d’Ormesson (12e fauteuil), Chantal Thomas est une lectrice  fine qui, depuis quelques années déjà, reprend régulièrement les motifsde certains de ses livres précédents, ceux qui l’animent particulièrement et dont on peut imaginer qu’elle souhaite creuser encore les sillons. Ce fut déjà le cas des cafés parisiens, avec Cafés de la mémoire (2016, Seuil) dont l’écho semble être Café vivre : chroniques en passant (2020, Seuil) et c’est ici le même ricochet que l’on semble observer entre Souvenirs de la marée basse (2017, Seuil) et Journal de nage (2022, Seuil). Une différence résiste, malgré tout, entre les deux :  la question générique. En effet, si premier livre est sous-titré “roman”, la fiction est écartée dans ce second livre de mer puisque le genre est précisément annoncé dès le titre qu’aucun sous-titre ne vient compléter ; il s’agit ici d’un journal. 

Élève de Roland Barthes entre 1972 et 1976 (on se souvient de la publication de son journal d’élève, Pour Roland Barthes, en 2015), l’autrice assume et assure la filiation dès les premières pages : écrire, oui, mais à partir de ses lectures, particulièrement même de ses relectures rituelles dans laquelle elle se plonge tête baissée régulièrement et dont les gouttes semblent perler le long de ses cheveux jusqu’à amerrir sur la surface de la page du livre en cours. 

Pendant cette période contemporaine où les corps du monde entier sont contraints au repli sur soi et légalement cloîtrés, l’académicienne interroge ce temps fermé et, à la différence de certains de ses contemporains, n’écrit pas un journal d’intérieur mais cherche au contraire à relire des livres qui appellent le monde et le dehors, qui fortifient les élans vitaux et désireux d’ailleurs. C’est ainsi qu’elle entame la lecture du Journal de Franz Kafka à partir duquel la douceur vient apaiser son corps épuisé de ne plus pouvoir vivre au-delà du kilomètre permis. À un moment où les frontières sont renforcées (entre les continents, les pays et même les générations), relire ce Journal lui permet de remonter doucement et patiemment le cours d’eau de sa mémoire intacte et résister aux courants contraires qui excluent l’Autre puisque dans la lecture, la réunion est permise : “Je ressens à cette lecture qui m’accompagne dans la durée, et dans une durée marquée par l’inquiétude, une douceur d’étreinte.”

Pendant cette période contemporaine où les corps du monde entier sont contraints au repli sur soi et légalement cloîtrés, l’académicienne interroge ce temps fermé, n’écrit pas un journal d’intérieur mais cherche au contraire à relire des livres qui fortifient les élans vitaux et désireux d’ailleurs

Ainsi partage t-elle un portrait de l’auteur en nageur et permet au lecteur que nous sommes de tremper nos pieds, même du bout des orteils, dans une liberté partagée, citant l’auteur de La Métamorphose : “Aujourd’hui, en me baignant j’ai cru sentir d’anciennes forces, comme si elles n’avaient pas été affectées par la longue pause.” 

Nager comme on voudrait dans une mer de livres

“J’attends l’été”, écrit Chantal Thomas, juste avant d’arriver à Nice, la mer de sa mère et de toute son enfance. Qu’on ne s’y trompe pas : ce Journal de nage est une ode à la liberté et à l’horizon, bien plus qu’un manifeste contre l’enfermement qui serait répété et ressassé jusqu’à épuisement. Au contraire, c’est bien avec une écriture apaisée et étirée, offerte à tous, que l’autrice s’octroie son “premier bain”. 

“Je commence ma saison des bains avec la plage fréquentée par ma mère. Avec elle, donc. Avec son corps de jeune fille, la rapidité de ses gestes, sa spontanéité. Elle me pousse à écrire plus vite, d’un seul jet. À me jeter dans le langage comme elle se jetait dans l’eau.”

On pourrait craindre que le désir d’une nage soit l’envie d’un retour au passé immaculé, mais très rapidement, la narratrice-diariste s’empresse de laisser une place au monde et au théâtre de la vie, décrivant des figures qui apparaîtront régulièrement comme les personnages secondaires de son journal et de tout l’été qui le composent. C’est ainsi que la forme du fragment paraît  dans une espèce de dépassement du haïku que semble chercher à opérer Chantal Thomas, héritière ici encore de Roland Barthes. En effet, cette forme brève est une espèce d’idéal littéraire vers lequel elle tend mais dont elle sent l’impossible amarrage ; c’est une utopie, c’est-à-dire l’invention d’une destination impossible, mais comme toute fiction, il fait bon vivre d’y croire, même simplement le temps d’une lecture. Ainsi donc, elle investit cette forme du journal qui permet la réunion de “l’instantané mat et la diffraction d’une luminosité en appel d’éternité”. 

Il ne s’agit pas ici de se peindre en narratrice égotique et égoïste qui n’aurait de cesse de chercher à tout ramener à elle, comme un pêcheur se vante parfois d’une prise plus grosse que celle de ses voisins, mais au contraire, de nager parmi les autres et se laisser parfois surprendre comme spectatrice d’autres vies que la sienne qui se poursuivent joyeusement dans la mer partagée : 

” L’une est ronde, petite et le teint clair, l’autre, brune, grande et forte avec ses yeux bruns doré d’un éclat extraordinaire. On ne croise pas ses yeux sans être aussitôt capté. Et c’est, les découvrant toutes deux, écroulées de rire dans l’espacement réduit de l’exténuation des vagues, ce qui m’arrive. “Nous sommes mouillées sans nous être baignées, dit Yeux de Braise. On a oublié de prendre nos maillots de bain.” Leur rire, leur façon de se faire tomber et retomber plus elles s’aident à se relever, créant autour d’elles la délimitation invisible mais réelle d’un bassin de bulles, une enceinte de pure gaieté. ” 

S’écrire en brasses coulées : portrait de l’autrice-lectrice en athlète 

Telle une sportive qui reprendrait avec joie et vivacité son entraînement quotidien, Chantal Thomas s’essaie à différents exercices dont son journal rend compte, tant comme lectrice que comme diariste. C’est ainsi que l’on comprend qu’elle alterne respectivement, parfois même à égale mesure, la nage et la page. Le fragment de journal se juxtapose ainsi à la citation d’un extrait de lecture comme une vague en suit une autre et parfois, nous étonne tant son aspect et son goût diffèrent de la précédente : 

On comprend alors que la mer est un prétexte d’écriture autant que d”exploration d’une mémoire dont certaines zones sont ravivées par quelques pages d’Hugo, de Kafka ou de Florence Delay

Le matin, la mer est à nouveau calme, translucide. 

Les ombres des roches sous-marines produisent des zones de bleu forêt. “

On comprend alors que la mer est un prétexte d’écriture autant que d”exploration d’une mémoire dont certaines zones sont ravivées par quelques pages d’Hugo, de Kafka ou de Florence Delay. Peut-être autant qu’un Journal de nage, l’autrice écrit l’histoire d’un corps qui se souvient et goutte encore des souvenirs qui entourent l’écume des vagues dans lesquels il prend plaisir à retrouver les sensations perdues, ou, à tout le moins, leurs proches simulacres. Ainsi comprend-on, en lisant les lignes qui commentent Les Travailleurs de la mer de Victor Hugo que, bien plus que la nage, ce journal est une ode à la vie offerte, au soleil levant et aux joies retrouvées par le corps triomphant entre les cris des vagues nues : 

Des phrases comme des flocons d’écume.

Elles volent comme de la laine, ou de la neige, volent où elles veulent.

Elles décident du souffle de l’écriture, de son essentielle légèreté, de sa vocation à l’insensé. 

Elles vont avec les ritournelles, les chansons enfantines, les refrains des rues.”